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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/672

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ce qui distingue la langue de la première moitié du XIXe siècle de celle du XVIIIe, tout ce qui en fait, au lieu d’une algèbre, une véritable œuvre d’art, ressources insoupçonnées dont Chateaubriand est venu révéler l’existence aux écrivains de 1830, tout cela a passé dans les Mémoires ; et si l’on voulait, pour l’étudier sur le vif, avoir comme un répertoire des procédés et des recettes mêmes de la « rhétorique » romantique, on n’en saurait trouver de plus remarquable et de plus complet. On y verrait aussi que tout n’a pas été également heureux dans ces efforts tentés pour renouveler la langue, qu’à vouloir tirer d’elle des « effets » nouveaux, qu’à lui faire exprimer des pensées trop personnelles ou des sentimens inédits, on l’a trop souvent obscurcie, troublée dans son cours, et violentée dans son génie : les Mémoires d’Outre-Tombe sont peut-être, avec le roman de Volupté de Sainte-Beuve, le livre où l’on peut le mieux saisir les origines du style décadent[1].

Une œuvre écrite de ce style ne pouvait manquer de différer singulièrement de ton des œuvres de l’époque classique. Pour sentir cette différence, il suffit de lire, après les Mémoires d’Outre-Tombe, quelques pages du cardinal de Retz : c’est que celui-ci a écrit de véritables Mémoires, tandis que Chateaubriand a écrit un poème ; et, pour être juste envers lui, c’est ce qu’il ne faut jamais oublier. De ce point de vue, en effet, quelques-unes des critiques qu’on lui a adressées doivent disparaître. Car voudrait-on qu’Atala ou les Martyrs, que Jocelyn ou Graziella nous rendissent le même son qu’un billet de Voltaire ou une chanson de Béranger ? Est-on bien sûr aussi que « tant de grandes poses et de draperies » qu’on incrimine dans les Mémoires d’Outre-Tombe ne soient pas une des conditions mêmes du genre ? Mais, en revanche, que de pages d’une admirable, d’une grandiose poésie, et qui, bien loin de rompre l’harmonie générale de l’œuvre, la complètent et l’achèvent au contraire, en révèlent le sens intime et l’inspiration première ! Si Chateaubriand avait jugé bon de placer dans ses Mémoires le fragment qu’on a lu plus haut, ce n’eût pas été un hors-d’œuvre : comme tant d’autres « Méditations » ou « Rêveries » dont il a parsemé son livre, celle-ci eût contribué à donner à

  1. Il faut donner quelques exemples. On trouve dans les Mémoires des phrases comme celles-ci : «… une onde ornée de ses plantes rivulaires ; » — «… eut-il un pressentiment de mes futuritions ? » — «… le visage hâve et dévalé ; » — « La société des jacobins ne pouvait renifler sur la mort… »