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mortification de voir flotter dans un pays perdu un morceau d’étoffe bleue, blanche et rouge, « sous laquelle se tenait un Français qui, jetant feu et flamme, le sommait de déguerpir, sous peine d’être traité de flibustier et de forban. » Comme elle est très intelligente, elle a trouvé le mot de l’énigme et découvert que la France avait été heureuse de procurer de l’ouvrage à des forces inoccupées, à des volontés sans emploi qui se rongeaient, d’ouvrir aux plus remuans, aux plus audacieux, aux plus énergiques de ses enfans un beau champ pour respirer et acquérir de la gloire. « L’Afrique, disait récemment M. de Vogué, a été pour nous une pépinière d’hommes, et cette denrée ne se paiera jamais trop cher. »

Mais quelque admiration qu’ait Mlle Kingsley pour les sports héroïques, elle est trop bonne Anglaise pour ne pas s’indigner qu’on nous ait laissés faire. Elle estime que dans la situation que nous avons acquise en Afrique, il ne tiendrait qu’à nous de ruiner les colonies anglaises de la côte occidentale, si toutefois nous avions l’esprit commercial ; ce qui la rassure et la console, c’est que nous ne l’avons pas et que, selon toute apparence, nous ne l’aurons jamais.

Il faut en convenir, elle touche ici à notre point faible. On s’occupe depuis quelque temps de nous donner une éducation qui nous mette en état d’être de bons colons ; on nous rendra un plus grand service encore en s’appliquant à faire de nous de bons négocians. L’esprit commercial est une plante dont la culture demande beaucoup de soins. Le négociant doit être à la fois circonspect et hardi, prudent sans être timide. Il est tenu aussi d’être très renseigné, de se faire une idée exacte de ce qui se passe dans tous les coins du monde, de se sentir chez lui dans les terres lointaines. Il est tenu surtout d’avoir l’esprit souple, de se défaire de tout préjugé, de tout parti pris, d’être un vieux routier, qui n’est jamais esclave de la routine. « Nos industriels sont de drôles de corps, me disait un explorateur ; j’ai beau leur expliquer ce qui plaît au Soudanais, ils le traitent de vieille bête et ne s’occupent que de se plaire à eux-mêmes. » Le vrai négociant a le génie du calcul et le genre d’imagination propre aux hommes d’affaires : il en faut pour sortir de soi-même, pour se mettre à la place des autres, pour entrer dans leurs goûts, dans leurs pensées, dans leurs préférences, pour se plier à leurs fantaisies, pour trouver les formes et les couleurs qui agréent à l’homme jaune ou réjouissent le cœur d’un noir.


G. VALBERT.