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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/112

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par condition ; son idée de la douleur universelle n’est pas troublée par l’excès de la douleur personnelle. Goethe, lui aussi, est serein ; il ne sent pas le besoin de prouver sa douleur ; il l’entretient comme une chose évidente, qui ne se démontre pas. Dans Goethe, le pessimisme vient de la tête ; dans Rapisardi, il vient de la tête et du cœur. Goethe méprise la vertu, la science, et, avec un orgueilleux désespoir, affirme le mal infini, éternel, irréparable. Rapisardi aime la vertu, idolâtre le vrai, veut prêcher la vérité ; mais il se contredit. Il nous demande l’âme, et la jette dans les illusions, trouvant que la vie est une éternelle douleur.

L’auteur a quelques belles pages sûr la littérature et l’art contemporains, nés de l’influence décourageante et démoralisatrice de Faust, ou plutôt, dirions-nous, des mêmes influences dont est né Faust. Au résumé, le siècle est devenu contradictoire ; « les antinomies entre le fantôme et le vrai, entre l’art et la vie, se donnent carrière. On ne croit plus. On veut croire à quelque chose, et on ne sait : la raison a trouvé le néant… À la poésie fugitive et voltairienne, succède la poésie de la douleur et du néant. La réalité reste une énigme, le plaisir une apparence labile, sous laquelle il n’y a rien de réel que la douleur. Les formes changent, le doute reste. Voilà que naît le scepticisme, qui abîme le monde théologico-métaphysique, inaugurant le règne de l’aride vérité, du réel. D’où l’aspiration à l’infini, et l’éclosion d’une poésie philosophique, lyrique et triste. »

N’y a-t-il pas moyen de sortir de cette impasse terrible ? Peut-être, quand on aura bien compris les causes de cette philosophie morbide. M. Menza nous paraît, en ce qui concerne l’auteur de Job, avoir mis le doigt sur la plaie. C’est scientifiquement qu’il explique et réfute son doute. « Le principal défaut de la trilogie rapisardienne a été celui de s’arrêter, comme l’ont fait Buckle, Spencer, St. Mill, Darwin, Renan, devant une cause première et inaccessible de l’univers, et d’avoir fait de l’inconnaissable une espèce stable des choses, un monde à part, et non la somme de ces lois qui se soustraient pour le moment à la science, monde qui appartient lui-même à la phénoménalité naturelle… Cette révolte contre la nature vient d’une intelligence incomplète de ses lois, et cette attitude romantique, qui met d’un côté la nature, et de l’autre la conscience, et les retourne l’une contre l’autre, est le résultat des vieilles philosophies… Dans la nature, Rapisardi ne voit que la fatalité des lois mécaniques, et dans la conscience, que ce qu’il appelle sa douleur. Il juge la nature au nom de la conscience, parce que, nous ne dirons pas qu’il ne sait, mais qu’il ne peut comprendre ni l’une ni l’autre ; et il demande à la nature ce qu’elle ne peut pas lui donner. C’est ici la cause de cette doctrine funeste, qui, déplaçant les relations de la vie humaine avec la vie cosmique, empoisonna tant de poètes : trouvant la douleur dans l’existence, et n’en comprenant pas le sens, ils s’égarèrent dans un pessimisme faux, né d’une fausse conception de la nature et de la conscience. »