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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/127

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p. janet. — réalisme et idéalisme

psychologique et physiologique des sensations est arrivée à les ramener toutes à n’être que des états du moi ; s’il n’y avait pas de vision, il n’y aurait ni lumière, ni couleur ; s’il n’y avait pas d’audition, il n’y aurait pas de sons ; s’il n’y avait point de tact, il n’y aurait ni chaud, ni froid. Tout cela, dit-on, se ramène au mouvement, soit ; mais le mouvement lui-même ne nous est connu que par la vue ou par le tact ; il se ramène donc tout comme le reste à nos sensations. Ainsi l’on peut dire en toute rigueur avec un philosophe allemand : « Le monde est ma représentation ».

Tels sont les deux points de vue qui, comme on le voit, se tiennent l’un l’autre en échec. Car d’une part l’humanité n’existe que parce qu’il y a d’abord une nature : donc c’est la nature qui est la cause et c’est l’esprit qui est l’effet. De l’autre, le monde n’est que ma représentation, l’apparition de mon propre esprit ; je ne sais rien de lui que ce que j’y mets. Donc, c’est l’esprit qui est la cause ; c’est le monde qui est l’effet.

Mais malgré la force de ces raisons respectives, l’une et l’autre hypothèses succombent à leur tour devant les plus graves objections.

Considérons le système réaliste. Il est susceptible de prendre deux formes. Si l’on considère l’origine des idées, il explique la pensée par la sensation, et il devient ce qu’on appelle l’empirisme. Si on considère le substratum de la pensée, il explique cette pensée par l’organisation et il devient ce que l’on appelle le matérialisme. Empirisme et matérialisme, voilà donc les deux formes du système réaliste proprement dit[1].

Or, contre l’empirisme, Kant a fait valoir cette raison qui a paru décisive à toute la philosophie allemande, et en général à toute la philosophie de la première moitié du xixe siècle : à savoir que la sensation n’explique point l’a priori de la connaissance, c’est-à-dire la nécessité et l’universalité des jugements scientifiques. La science, dans le système de l’empirisme, paraît donc atteinte dans sa certitude absolue. La plus haute certitude, même celle des mathématiques, n’est encore qu’une certitude provisoire.

Contre le matérialisme, le successeur de Kant, Fichte a fait valoir cette autre raison qui a paru également décisive à tous ses successeurs : c’est qu’une chose, qui n’est que chose, ne pourra jamais parvenir à la pensée. Les choses en effet n’ont d’autre propriété que d’exister, sans être représentées dans un esprit. Elles constituent ce

  1. Nous disons « proprement dit’ », parce que, comme nous le verrons, il peut y avoir un réalisme a prioriste et spiritualiste.