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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/140

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n’ont pas ignoré, ils ont méprisé la perspective, parce qu’ils auraient manqué, en y ayant égard, à leur devoir de tout mettre au premier plan, à l’unique plan, foyer de la plus grande clarté, de la plus grande discernabilité possible.

Pour la même raison, le peintre égyptien se gardait de nuancer ; sa couleur, non imitative souvent[1] et toujours étendue à plat, était destinée simplement à faire ressortir les contours, et aussi à satisfaire un besoin méridional de polychromie, ou à compléter l’air de fête et de triomphe. Du reste, en peignant parfois des visages bleus ou verts, ils savaient fort bien que rien de pareil n’existait dans la nature. Ils n’ignoraient pas moins que leurs yeux de face sur des profils étaient contraires à la nature. Un peintre français auquel un souverain commande un tableau représentant une grande bataille s’évertue à présenter simultanément à l’œil du spectateur, sous un même regard, toutes les parties de cette grande action générale, et même, dans une certaine mesure, les péripéties successives qui l’ont composée. Cette convention propre à son art l’obhge à grouper dans son tableau ce qui, en réalité, fut désuni, et à modifier les faits pour les adapter à son parti pris inconscient et fondamental. Supposez qu’on ait reproduit les divers moments de cette bataille en un certain nombre de photographies instantanées ; la peinture sera leur simultanéité conventionnelle. À l’inverse, chargé de peindre un combat, le peintre assyrien ou égyptien le détaillait en autant de tableaux distincts et enchaînés qu’il avait eu non seulement de phases consécutives, mais encore de parties, d’actions partielles, simultanées pourtant. En cela, la peinture ou la ciselure de ces anciens peuples montrait bien qu’elle était une écriture. Chacun de ses tableaux, ou, pour mieux dire, de ses longs rubans d’esquisses narratives, était une phrase dont l’ensemble était destiné à susciter dans l’imagination du spectateur, le spectacle total, intellectuel et non visuel. C’est ainsi que Voltaire a fait le tableau du siècle de Louis XIV. Mais cela ne prouve pas que ce ne soit pas là un art, et un grand art.

III

Je crois avoir déjà le droit de conclure, encore une fois, que l’art est une branche importante de téléologie sociale, un moyen d’atteindre un but social ; et aussi, que la nature de ce but est, à chaque

  1. Il en était souvent de même dans les plus exquises miniatures des vieux manuscrits du moyen âge où l’on voit parfois, dit M. Legoy de la Marche, des lévriers peints en rose ou en bleu.