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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/146

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s’est évanouie jusqu’au jour où, crue et affirmée de nouveau, de nouveau elle a existé et frappé tous les yeux. — Or, à chaque instant, il y a nécessairement dans une société un grand nombre de ces jugements tout faits en train de devenir notions, puis sentiments esthétiques, préjugés souvent erronés avec lesquels l’artiste créateur doit toujours compter ; car, s’il essayait de heurter de front ces croyances, au risque de s’y briser, ou même s’il négligeait de les concilier avec les nouveaux jugements du goût qu’il prétend faire prononcer, et de les prendre pour éléments du beau nouveau qu’il apporte au monde, il manquerait à sa mission sociale, qui est d’enrichir et non de diminuer, de fortifier et non d’affaiblir le faisceau de la foi publique : but commun de la logique sociale et de l’esthétique, et signe de leur parenté. Cela veut dire, je le répète, que les types et les genres traditionnels sont la langue nécessaire, logiquement nécessaire, de l’art, les mots dont il ne saurait ne pas se servir ; et la pensée la plus nouvelle n’a qu’à gagner, on le sait, à faire usage autant que possible des plus vieux mots de la langue, vibrants et clairs entre tous. L’originalité de l’artiste n’a le droit ni le pouvoir de se faire jour, qu’à travers ces types transmis par une longue suite d’imitations, comme l’individualité de l’être vivant ne peut apparaître que sous la livrée de son type naturel, héritage d’une longue suite de générations. Il n’en est pas moins vrai qu’elle s’approprie ses chaînes mêmes, et s’en fait un appui. On peut dire, ce me semble, en biologie, qu’une variété individuelle d’une espèce est presque toujours une nouvelle espèce en projet ; il suffirait, en effet, d’exagérer la tendance organique dont cette variété est l’expression pour aboutir, grâce aux lois qui règlent la corrélation de croissance et la solidarité de développement des divers organes, à la nécessité d’une refonte de l’équilibre nouveau, viable ou non, n’importe. Cela est conjectural ; mais il est certain du moins que, pareillement, toute variation artistique d’un thème ancien est un nouveau thème en projet et en essai, souvent déjà formulé du reste dans l’esprit de son auteur plus complètement qu’il n’ose l’exprimer. Telle a été la première ogive qui a servi à varier l’église romane, ou le premier dialogue à deux personnages qui a fait son apparition timide et modeste dans un chœur de Bacchus, avant Eschyle, ou la première rime qui a été ajoutée à un vers latin comme fioriture… Les auteurs de ces modifications légères en apparence n’ont-ils rien deviné des développements qu’elles contenaient en germe ? En tout cas, même sans les voir, ils les ont visés. Et dans les moindres innovations que le plus humble des poètes, des musiciens ou des dessinateurs, s’est permises dans ses ouvrages, on reconnaîtrait, en cherchant bien, quel-