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et l’architecture qui se vantent de n’être pas imitatives. — La vérité est cependant que, si ces deux derniers arts n’imitent point les objets de la nature, et se bornent à exprimer ou à satisfaire des sentiments et des désirs naturels, ce qui n’est pas la même chose, ils sont astreints eux-mêmes à imiter, à reproduire des motifs, des genres, des formes architecturales ou musicales auxquelles leur public est habitué, absolument comme la peinture, la statuaire et la poésie sont forcées d’imiter, de reproduire, non pas des objets naturels précisément, mais des types conventionnels (centaures, chimères, anges, taureaux ailés, sphinx, têtes nimbées, etc.) et, parmi les êtres ou les phénomènes naturels, ceux que le public aime ou remarque, ceux que l’éducation, la coutume et la vogue désignent au choix de l’artiste, le lion ou le tigre en Assyrie, le lotus en Égypte, l’acanthe en Grèce ; ici l’éléphant plutôt que le cheval, là l’épervier plutôt que l’aigle, ou le scarabée plutôt que l’abeille. Supposez un poète qui puiserait ses images ou le sujet de ses poèmes, supposez un peintre qui irait chercher le modèle et l’idée de ses tableaux, dans une faune et une flore inconnues à son public, dans un cœur humain étranger à celui de son public, dans des croyances philosophiques ou religieuses dont son public n’aurait jamais ouï parler. Les types que le peintre, le sculpteur et le littérateur emploient sont donc sociaux, ou le sont devenus, puisque, sans le fonctionnement social de l’imitation dans le public, ils ne seraient pas, du moins en tant que types artistiques ; et, en cela, ils ne diffèrent nullement des types à l’usage de l’architecte ou du musicien. La seule différence est que l’imitation d’où les premiers procèdent a eu, le plus souvent, sa source dans une découverte, celle du premier savant ou du premier voyageur qui a remarqué et fait connaître une plante, un animal, un phénomène quelconque ; tandis que l’imitation d’où procèdent les seconds a sa source dans une invention, celle du premier architecte qui a imaginé le fronton, la colonne dorique ou la voûte, du premier musicien qui a imaginé le plain-chant, ou les règles de l’harmonie[1].

Or, l’explication de cette différence est, je crois, fournie par cette particularité de la nature extérieure, que, très riche en combinaisons de couleurs et de lignes irrégulières, et en combinaisons de ce genre

  1. On peut prétendre néanmoins, et je n’entends pas ici trancher cette question, que les créations de l’art ne sont pas seulement des inventions, mais bien des découvertes véritables, et qu’un beau nouveau créé par un poète ou un peintre préexistait à sa manifestation. Mais, au fond, cela veut dire que le besoin esthétique auquel ce beau répond, né en parties de créations intérieures de l’art, a sa source profonde dans le cœur humain. Je ne le nie pas.