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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/150

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de mélodies ni d’harmonies tant soit peu savantes ; quelques lignes à peu près droites (l’horizon de la mer), quelques cercles à peu près réguliers (l’arc-en-ciel), mais rien qui ressemble à un assemblage symétrique et réglé, harmonieux et répété uniformément, d’éléments rectilignes et circulaires. Concevoir, dégager du fond de leur âme ces nobles accords, les réaliser en portiques et en colonnades, en chansons et en symphonies, a été l’obligation laborieuse de l’architecte et du musicien. D’ailleurs, si les oiseaux des bois, par exemple, remplissaient nos oreilles, dès le berceau, démodulations et d’orchestrations semblables en profondeur, en richesse, en génie, aux figurations divinement variées des êtres vivants, soyons sûrs que la musique elle-même serait nécessairement un art d’imitation, et que Wagner lui-même s’abaisserait à copier le modèle naturel, tout comme Raphaël ou le Titien. À l’inverse, supposez sur une planète entièrement dépourvue de plantes et d’animaux, un Adam artiste, un Rubens qui cherche à satisfaire sa vocation ; ne sera-t-il pas obligé d’imaginer toutes sortes d’arabesques et de dépenser en motifs de décoration, devenus bientôt autant de créatures spéciales, aimées, répétées indéfiniment par lui-même ou par ses élèves, son pouvoir créateur ? Tel est le musicien. Jeté dans un univers stérile et ingrat pour lui, aussi bien que l’architecte, il doit se faire à la longue, comme celui-ci, la matière première de son art.

L’ensemble des considérations qui précèdent explique un fait, de prime abord étrange, dont on peut facilement faire l’observation. Le respect des traditions d’école et des formes léguées par le passé de l’art est bien plus rigoureusement exigé dans les arts réputés libres, musique et architecture, que dans les arts appelés imitatifs, précisément parce que ceux-ci sont soumis à une servitude d’autre sorte quoique pareille au fond, le respect des formes naturelles. Et, en ce qui concerne ces derniers considérés isolément, il est à remarquer aussi qu’il s’opère une espèce de balancement entre le culte des modèles traditionnels et celui des modèles physiques. Plus la peinture, par exemple, s’assujettit de nos jours à copier exactement la réalité (celle, au moins, que la mode lui désigne et que la science courante lui montre du doigt), et plus elle s’individualise et s’affranchit dans une certaine mesure, bien moindre du reste qu’on ne pense, des règles et des schèmes classiques. Inversement, plus elle se traditionnalise, si l’on peut dire, et plus elle néglige de se conformer aux êtres réels. Le choix entre ces deux directions peut être déterminé par bien des influences. Ainsi, à notre époque, le développement des sciences de la nature et le goût chaque jour plus vif et plus répandu que le public y prend, par suite l’habitude ou la