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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/80

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que celle-ci constitue « la trame de la pensée », la molécule mentale, mais cette fonction est une fonction compliquée, beaucoup plus compliquée que celle, déjà très compliquée, qui lie la notion d’espace à la sensation musculaire. Et comme celle-ci n’est encore qu’imparfaitement connue, nous ne pouvons avoir aucun espoir, dans l’état actuel de nos connaissances, de ramener la notion de la force mécanique à celle de la résistance musculaire. Ce que nous pouvons seulement trouver, c’est la signification de la force, exprimée en fonction des notions d’espace et de temps, ou plus simplement encore, en fonction des concepts spéciaux à la géométrie et à la cinématique. Ainsi nous devons soigneusement distinguer la force mécanique, mesurable, de l’effort, ou sentiment de la résistance, unité mentale non mesurable, quoique susceptible de variations en nature.

Nous devons aussi soigneusement distinguer la notion d’inertie, matière ou masse, de la notion de force. Les premières relations numériques établies en mécanique nous montrent que ce sont des notions bien distinctes, puisque pour un même corps, les nombres qui les mesurent sont différents. Et ces notions ne répondent pas seulement à différents points de vue d’une même expérience, quoi que dise le D’Bain ; elles répondent à des expériences différentes, suivant un ordre de généralité décroissante, comme je le montrerai plus loin. Même dans la science, le mot force a reçu des acceptions variées. Descartes appelait force ce que l’on nomme maintenant impulsion ou quantité de mouvement. Leibniz étendait la signification du mot force au travail ou à l’énergie ; c’est encore une des acceptions reçues dans le langage vulgaire, car on parle de la force d’une chute d’eau, ou d’un projectile pour désigner, non la véritable force mécanique[1], mais une certaine nature d’effet, qui est la capacité de travail de l’eau ou du projectile en mouvement. Helmholtz a employé le mot force avec cette même acception dans son célèbre mémoire : Ueber die Erhaltung der Kraft, et bien que les hommes de science aient vite corrigé cette erreur de langage en créant le mot énergie (dû à Young), cependant la plupart des philosophes, abusés par les mots, ont spéculé sur ce principe de la conservation de l’énergie, comme si ce principe, auquel on attribue d’ailleurs, en philosophie, une importance qu’il n’a pas, s’appliquait à la force mécanique[2]. Cette confusion s’est faite d’autant plus facilement que,

  1. Cf. Paul de St-Robert : Qu’est-ce que la Force ? in Balfour Stewart : Conservation de l’Énergie.
  2. Je ne prétends pas que tous ceux qui s’occupent de philosophie tombent dans cette erreur. Voir à ce sujet : Spencer, Essais scientifiques, p. 385 ; et aussi : Herbert Spencer versus Thomson and Tait, in Nature (26 mars 1874).