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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/410

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PORT-ROYAL.

fait verser des larmes, il n’empêchera pas non plus que je ne sois le plus heureux homme du monde par ma fortune, par ma situation et par mes amis ; je voudrais ajouter par ma santé et par le plaisir de vivre avec vous[1]. »

Voilà donc Voltaire heureux jusque dans ses accès de colère : de même ici, il est bien décidé à trouver l’homme heureux en général, l’espèce très-heureuse, n’en déplaise à Pascal et à sa misanthropie, qui calomnie la nature humaine :

« Pour moi, dit-il, quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour entrer dans ce désespoir dont parle M. Pascal ; je vois une ville qui ne ressemble en rien à une ile déserte, mais peuplée, opulente, policée, et où les hommes sont heureux autant que la nature humaine le comporte. Quel est l’homme sage qui sera plein de désespoir parce qu’il ne sait pas la nature de sa pensée, parce qu’il ne connaît que quelques attributs de la matière[2] ?… »

Le fort de la polémique de Voltaire est là, dans cet argument qui a pourtant l’air relâché. Pascal lui-même ne l’a-t-il pas reconnu et exprimé à sa manière, quand il a dit : « La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues : elle incline l’automate, qui incline l’esprit sans qu’il y pense ? » Il est bien vrai, en effet, que le jour où, soit machinalement, soit à la réflexion, l’aspect du monde n’offrirait plus tant de mystère, n’inspirerait plus surtout aucun effroi ; où ce que Pascal appelle la perversité humaine ne semblerait plus que l’état naturel et nécessaire d’un fonds mobile et sensible ; où, par un renouvellement graduel et par un élargissement de l’idée de moralité, l’activité des passions et leur satisfaction dans de certaines limites sembleraient assez légitimes ; le jour où le cœur humain se

  1. Lettre du 12 février 1740.
  2. Remarques sur les Pensées de Pascal.