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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/411

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LIVRE TROISIÈME.

flatterait d’avoir comblé son abîme ; où cette terre d’exil, déjà riante et commode, le serait devenue au point de laisser oublier toute patrie d’au delà et de paraître la demeure définitive, — ce jour-là l’argumentation de Pascal aura fléchi.

Elle aura fléchi, toute forte qu’elle est, et plus aisément que sous la lutte et sous la tourmente, comme une neige rigide se trouve fondue un matin aux rayons du soleil, comme le manteau glisse doucement de l’épaule du voyageur attiédi.

Mais la manière de juger dépend beaucoup ici de la manière de sentir, et c’est à chacun de voir si un tel jour est ou n’est pas en train d’arriver[1].

En fait, le perfectionnement de la vie, la douceur de la civilisation au dix-huitième siècle, plaidaient contre Pascal et contre sa manière d’envisager la nature et

  1. J’ai besoin de préciser de plus en plus : « Le jour, dis-je où par suite du progrès et du triomphe des sciences physiques et de l’industrie, il ne paraîtrait plus de recoin effrayant sur le globe, ni dans l’Univers, ni (chose plus rare) dans le cœur de l’homme ; où ce mot du Prophète cesserait d’être aussi vrai : Le cœur de tous est mauvais et insondable : qui donc le connaîtra (Jérémie, XVII, 9) ? — le jour où l’ombre aura reculé dans les profondeurs du ciel ; où un Pascal méditant, du sein de ces sphères dont il suivra les courbes lumineuses, ne sera plus d’abord tenté de s’écrier : Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment… ; et où il n’y aura plus lieu à l’image que nous sommes ici-bas comme quelqu’un qu’on aurait porté endormi dans une île déserte, et qui s’y réveillerait en sursaut…  » Je ne fais que donner à l’idée courante de Voltaire tout son développement et toute sa portée, et la compléter, la confirmer par la science sereine d’un Buffon. — Ce passage a préoccupé l’un des plus distingués disciples de M. Vinet, M. Astié, qui, retranché dans le sentiment chrétien le plus absolu, prétend ne rien concéder aux naturalistes, et qui, à l’appui de sa croyance, a donné une nouvelle édition des Pensées de Pascal rangées par lui, à ce qu’il lui semble, dans un meilleur ordre de bataille (Lausanne, 1857). Cette édition systématique est devenue l’occasion de toute une polémique intéressante entre les théologiens et les écrivains protestants. (Voir l’Appendice à la fin du présent volume.)