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Page:Say et Chailley-Bert - Nouveau dictionnaire d'économie politique, supplément.djvu/20

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fession d’abhorrer l’Élat despotique, TÉlal Providence, le Dieu Étal. Leur but est au contraire de l’anéantir au profit de la Société qu’il ne faut pas confondre avec lui (V. le mot Etat). Ils ont, sur ce sujet, des phra- ses mystérieuses : « Au lieu du gouvernement des personnes, on aura l’administration des choses (Engels)... A la place de la société bourgeoise, avec ses classes et oppositions de classes, se constituera une association où le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous... )> Mais comme en réalité la société future serait seule propriétaire, seule patronne, seule entrepreneur de commerce et d’industrie, que toute entreprise privée deviendrait un service public, tout revenu particulier une sorte de traitement, que la société devrait non seulement pourvoir à tous les besoins sociaux et économiques, mais à toutes les dépenses, à l’éducation des enfants, à l’entre- tien des vieillards ^ il en résulte que, sous prétexte d’administrer les choses, la société empiéterait bien plus encore que ne le fait présentement l’État, sur la liberté des personnes et que sous ce régime d’autorita- risme sans limites, l’individu serait absorbé par la communauté.

Les théoriciens anarchistes se placent aux antipodes de l’Etat socialiste de l’avenir (et nous verrons si leur prétention est toujours justifiée par leurs systèmes), mais ils ne sont pas plus satisfaits que les socialistes de l’État tel qu’il fonctionne dans le présent, qu’il s’appelle monarchie, ou qu’il se pare du titre pompeux de Démocratie et de Répu- blique  : et quelques-unes de leurs objections concordent avec celles de l’école libérale. Tandis que les partisans de l’absolutisme présentent l’État comme le but de la société, et non comme un moyen, disent qu’il doit porter remède aux maux de toute espèce, le comparent à un organisme dont les indivi- dus ne sont que les cellules changeantes et renouvelables  ; au contraire, d’après Herbert Spencer comme d’après les anarchistes, l’in- dividu est l’être réel dont le salut et le bon- heur importent. Il lui faut la liberté. Or, démontre Proudhon, la démocratie, c’est- à-dire la souveraineté du peuple, n’est pas synonyme de liberté politique. Le peuple est obligé de transmettre sa puissance à des employés, c’est donc toujours le gouverne- ment de l’homme, l’arbitraire et le bon plaisir. Herbert Spencer parle de la grande superstition politique moderne, qui n’a fait que substituer au droit divin du prince le droit divin du Parlement. Quand les déposi-

1. Gide, Précis d’économie politique, p. yOl.


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taires du pouvoir, écrit Stuart Mill, sont de simples délégués du peuple, c’est-à-dire de la majorité, ils sont aussi disposés que n’im- porte quelle oligarchie à user du pouvoir arbitrairement, à empiéter sur la liberté de la vie privée, à imposer aux minorités leurs propres intérêts, et même leurs opinions abstraites et jusqu’à leurs goûts. Et main- tenant que le pouvoir est entre les mains des masses, il est plus indispensable qu’avec tout autre forme de gouvernement, d’entou- rer de garanties pour chacun l’indépendance de sa pensée, de sa parole et de sa con- duite, de préserver l’individualisme, cette conquête précieuse de la civilisation, sans lequel l’humanité serait semblable à un troupeau, l’individualisme, seule source de progrès réel. Car tout est mieux fait par ceux qui ont un intérêt immédiat à l’accom- plissement d’une œuvre que par les fonction- naires. « L’incompétence générale de l’Etat, selon Taine, fait son incompétence spé- ciale. » L’État n’est pas, ditencore Stuart Mill, supérieur en intelligence, en connaissance, il n’a pas à son service toutes les capacités d’un pays, et quand même il les aurait, il est nécessaire que le peuple s’occupe lui- même de ses affaires. La tutelle perpétuelle développe non le désir de liberté, mais l’ap- pétit de place et de pouvoir, la rage des compétitions, afin de pouvoir tyranniser tes autres. Donc, au lieu d’appeler et de subir la tutelle uniforme de l’État, que les indi- vidus se groupent selon leurs capacités, leurs affinités, leurs intérêts, en associations de toutes sortes, ouvrières, industrielles, com- merciales, savantes, artistiques, charita- bles, etc., dues à la libre initiative de chacun, et qui échappent à la fixité, à la raideur et à l’action de l’État. C’est la doctrine libérale, et c’est aussi exactement le premier point de la doctrine anarchiste.

Où donc est la ditTérence"? D’abord en ceci que l’école libérale ne prétend pas détruire l’État, mais seulement le limiter. L’État, en effet, est un bienfait indispensable dans deux de ses fonctions irréductibles, la défense de l’extérieur et l’administration de la jus- tice. S’il est mauvais, dit Taine, que l’Etat régisse et défraie, lorsqu’il s’agit des cultes, de l’éducation, de la bienfaisance, des arts, des sciences, d’œuvres industrielles, agricoles, commerciales, etc., il est nécessaire qu’il remplisse sa mission qui est d’empêcher la spoliation et l’oppression, de protéger la com- munauté contre l’étranger et les individus les uns contre les autres  ; et il doit avoir pour cela les outils indispensables, diplo- matie, armée, tribunaux, police, impôts. En un mot, l’école libérale repousse l’État man-


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