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Page:Say et Chailley-Bert - Nouveau dictionnaire d'économie politique, supplément.djvu/36

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ANARCHIE


-applaudir. C’est une nouvelle forme de dan- dysme et de sadisme. Ils acclament la beauté du geste, et se préoccupent peu de Thumanité vague à laquelle il faut ensuite amputer bras ou jambes. C’est du fond de caliinets de tra- vail élégants comme des boudoirs de femmes ornés de bibelots, de Rouddhas, tendus de soie et de peluche, qu’ils écrivent « leurs proses anarchistes ». Des fils de fonctionnaires se proclament partisans « de la dynamite et du choléra ». De futurs tabellions de province se disent anarchistes, comme sous l’empire on ■était libéral. Us lisent avec admiration les pe- tites revues où l’on compare Ravachol à Jésus €t à Socrate, où l’on propose sa figure de loup-cervier philanthrope au rêve des artistes, où l’on est heureux de ne point mourir « sans avoir connu autrement que par la légende ou l’épopée l’homme supérieur à l’idée même que nous nous sommes faite des dieux, le héros 1 ». Et il sembla bien qu’entre le cabo- tinage des lettres et le cabotinage du crime, il y ait quelque affinité lointaine. L’un et l’autre sont amoureux de publicité, de ré- clame. Ravachol disait h. Chaumartin  : « Si je voulais avouer ce que j’ai fait, on verrait mon portrait sur tous les journaux ». Vaillant < ;ourt chez le photographe avant d’accomplir son attentat.

On a dit des grands hommes qu’ils étaient, non des natures spontanées, mais « fonction de leur temps », produit « de leur milieu ». €ette théorie ne nous semble pas moins juste, appliquée à notre sujet. L’anarchie dans les idées nous apparaît comme le fruit nécessaire de la culture scientifique, qui est venue rompre, sans les remplacer encore, toutes les traditions qui maintiennent l’homme en société. L’anarchie révolution- naire est la résultante naturelle de nos mœurs publiques, de la vie brûlante et voluptueuse <les grandes villes, des contrastes démorali- sants de luxe, de médiocrité et de misère qu’on y heurte à chaque pas, des désirs exaspérés par une instruction mal adaptée, qui ne fait que des déclassés ; enfin des scandales de la presse, de la Bourse et du Parlement. Les champignons vénéneux de t’anarchisme s’épanouissent sur ce fumier.

7. Une colonie anarchiste.

Le rêve d’une société anarchiste est pour- tant vieux comme le monde et ne finira qu’avec lui. Vous le rencontrez chez les philosophes et les poètes de l’antiquité, Homère, Ovide, Hésiode. Bien des siècles avant Rousseau, dès les premiers temps de la civilisation, les hommes déjà las souhai-

1. Ch. Maurras, Les Jeunes Revues, Revue bleue du 3 janTier 1S’J4.


(aient de revenir à une innocence de nature, où ce « chien d’État » n’existerait plus, où, déhvré de l’armée, des impôts, des bureau- crates, des prisons, des gendarmes, chacun mènerait une vie paisible et confortable, travaillerait aussi peu que possible et s’épa- nouirait dans l’abondance, où, — selon la plus récente formule anarchiste  : — <> chaque individu autonome réaliserait le minimum d’effort pour la communauté, et le maximum d’elTel pour son autonomie ».

De la coupe aux lèvres il y a loin. Les pé- riodes d’anarchie que les sociétés humaines ont traversées ne ressemblent guère à cet idéal. Dans les groupes primitifs réduits à l’état atomistique, les clans celles, le mor- cellement féodal, les petites républiques de la fin du moyen âge, c’est la guerre en per- manence. Formés par lents progrès d’agré- gation, nos grands Étals modernes ont été relativement plus pacifiques, et dans les temps de trouble et de désordre, le petit peuple a souffert à ce point qu’il y a mis fin par la dictature, acclamant le despotisme comme un bienfait  : « Livré à lui-même et ramené subitement à l’état de nature, écrit Taine, le troupeau humain ne saura que s’agiter, s’entre-choquer, jusqu’à ce qu’enfin la force prenne le dessus, comme au temps barbare, et que parmi la poussière et les cris, surgisse un conducteur militaire, qui est d’ordinaire un boucher. En fait d’histoire, il vaut mieux continuer que recommencer. »

Mais voici qu’une correspondance du journal la Révolte^ que nous avons tout lieu de considérer comme authentique, nous offre le modèle d’une société anarchiste en miniature, réalisée dans des terres lointaines du Nouveau Monde, et c’est ce petit tableau idyllique que nous voudrions mettre en ter- minant sous les yeux du lecteur attristé par tant de violences sauvages, dont la seule excuse serait de nous acheminer par des chemins jonchés de cadavres vers un paradis radieux. Donc l’an passé, le citoyen Capellaro s’embar(|uait avec trente autres anarchistes pour le Brésil, afin d’y fonder, loin de nos cités corrompues, son Icarie sur les principes que nous venons d’exposer. Une première mésaventure faillit dès le début faire échouer l’entreprise. Le compagnon de confiance auquel on avait remis la caisse sociale qui s’élevait à douze cent cin([uante francs, un certain Puig Mayol, commença par l’emporter en vrai disciple de Stirner  : « Tout pour moi, rien pour les autres ». Capellaro écrivit alors en Europe, et, par l’intermédiaire de la Révolte, proposa d’émettre en faveur de

). 8 décembre 1892 et 4 mars 1893.


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