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Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/2

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exécutoires dans tout le royaume sur sa seule signature, même quand la nôtre ne s’y trouverait pas ! »

Je conçois alors les nouveaux hommages qui ce matin entourent le favori, le voilà roi de Danemarck ; l’autre a tout-à-fait abdiqué ; car, non content d’enlever à son souverain son autorité, son pouvoir, sa couronne, Struensée ose encore. Allons, l’usurpation est complète. (Entre Berghen.) Ah ! c’est vous, mon cher Berghen.

BERGHEN.

Oui, colonel. Vous voyez quelle foule dans l’antichambre !

KOLLER.

Ils attendent le réveil du maître.

BERGHEN.

Qui du matin jusqu’au soir est accablé de visites.

KOLLER.

C’est trop juste ! il en a tant fait autrefois, quand il était médecin, qu’il faut bien qu’on lui en rende à présent qu’il est ministre. Vous avez lu la Gazette de ce matin ?

BERGHEN.

Ne m’en parlez pas. Tout le monde en est révolté ; c’est une horreur, une infamie.

UN HUISSIER, sortant de l’appartement à droite.

Son excellence le comte Struensée est visible.

BERGHEN, à Koller.

Pardon !

(Il s’élance vivement avec la foule et entre dans l’appartement à droite.)
KOLLER.

Et lui aussi ! il va solliciter ! Voilà les Gens qui obtiennent toutes les places, tandis que nous autres nous avons beau nous mettre sur les rangs… aussi, morbleu ! plutôt mourir que de rien leur devoir ! je suis trop fier pour cela. On m’a refusé quatre fois, à moi, le colonel Koller, ce grade de général que je mérite, je puis le dire, car voilà dix ans que je le demande ; mais ils s’en repentiront, ils apprendront à me connaître, et ces services qu’ils n’ont pas voulu acheter, je les vendrai à d’autres. (Regardant au fond du théâtre.) C’est la reine mère, Marie-Julie ; reine douairière, à son âge ! c’est de bonne heure, c’est terrible, et plus que moi encore elle a raison de leur en vouloir.


Scène II.

LA REINE, KOLLER.
LA REINE.

Ah ! c’est vous, Koller.

(Elle regarde autour d’elle avec inquiétude.)
KOLLER.

Ne craignez rien, madame, nous sommes seuls ; ils sont tous en ce moment aux pieds de Struensée ou de la reine Mathilde. Avez-vous parlé au roi !

LA REINE.

Hier, comme nous en étions convenus ; je l’ai trouvé seul, dans un appartement retiré, triste et pensif ; une grosse larme coulait de ses yeux : il caressait cet énorme chien son fidèle compagnon, le seul de ses serviteurs qui ne l’ait pas abandonné ! — Mon fils, lui ai-je dit, me reconnaissez-vous ? — Oui, m’a-t-il répondu, vous êtes ma belle-mère… non, non, a-t-il ajouté vivement, mon amie, ma véritable amie ; car vous me plaignez ! vous venez me voir, vous !… Et il m’a tendu la main avec reconnaissance.

KOLLER.

Il n’est donc pas, comme on le dit, privé de la raison ?

LA REINE.

Non, mais vieux avant l’âge, usé par les excès de tout genre ; toutes ses facultés semblent anéanties ; sa tête est trop faible pour supporter ou le moindre travail ou la moindre discussion ; il parle avec peine, avec effort ; mais en vous écoutant, ses yeux s’animent et brillent encore d’une expression singulière ; en ce moment ses traits ne respiraient que la souffrance et il me dit avec un sourire douloureux : Vous le voyez, mon amie, ils m’abandonnent tous… et Mathilde que j’aimais tant, Mathilde, ma femme, où est-elle ?

KOLLER.

Il fallait profiter de l’occasion, lui faire connaitre la vérité.

LA REINE.

C’est ce que j’ai fait avec ménagement, avec adresse ; lui rappelant successivement le temps de son voyage en Angleterre et en France, à la cour de Georges et de Louis XV, lorsque Struensée, l’accompagnant comme médecin, gagna d’abord sa confiance et son amitié ; puis je le lui ai montré plus tard, à son retour en Danemarck, présenté par lui à la jeune reine, et, pendant la longue maladie de son fils, admis dans son intimité, la voyant à toute heure. Je lui ai peint une princesse de dix-huit ans, écoutant sans défiance les discours d’un homme jeune, beau, aimable, ambitieux ; ne prenant bientôt que lui pour guide et pour conseil ; se jetant par ses avis dans le parti qui demandait la réforme, et plaçant enfin à la tête du ministère ce même Struensée, parvenu audacieux, favori insolent, qui par les bontés de son roi et de sa souveraine élevé successivement au rang de gouverneur du prince royal, de conseiller, de comte, de premier ministre enfin, osait maintenant, parjure à la reconnaissance et à l’honneur, oublier ce qu’il devait à son bienfaiteur et à son roi, et ne craignait pas d’outrager la majesté du trône !… À ce mot, un éclair d’indignation a brillé dans les yeux du monarque déchu, sa figure pâle et souffrante s’est animée d’une su-