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Page:Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/119

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Pourquoi ne m’a-t-on pas étouffé dès l’enfance ?
Qui jamais eût connu ma fatale naissance ?…
O Polybe ! ô palais que je crus paternel !
O Corinthe ! quel monstre et quel impur mortel[1]
Tu nourris dans ton sein !… sous l’apparence vaine
D’un fils de ton monarque et de ta souveraine !…
Que reste-t-il enfin de cet éclat trompeur ?
Un fils coupable issu d’une race en horreur.
O chemin de Daulis ! route fatale, affreuse,
Buisson, sentier étroit et forêt ténébreuse,
D’un père assassiné vous avez bu le sang ;
Voit-on la trace encor d’un fait si flétrissant,
Prélude des forfaits commis dans ma patrie ?
« Hymen, fatal hymen, tu m’as donné la vie[2] ;

  1. Une beauté, dit Sophocle, sous laquelle se cachaient des souillures. M. Artaud traduit assez convenablement : « Quel amas d’impuretés vous nourrissiez en moi sous ces dehors brillants ? »
  2. Vous avez renvoyé de nouveau la même semence, hymen qui fîtes rentrer mon sang au sein qui m’avait formé, etc. Voilà une idée du sens littéral de ce beau morceau cité par Longin, éloquent philosophe du IIIe siècle et ministre de Zénobie. Voyez son Traité du sublime, où il se sert de cet
    exemple pour montrer que les pluriels ont je ne sais quoi de magnifique, par la multiplicité d’objets qu’ils offrent à l’esprit. Ils signifient ici les différentes relations que produisaient les noces fatales de Jocaste et d’Œdipe.
    Le grand Corneille, qui a fait un si mauvais Œdipe, avait dit :
    « Elle fait voir en moi, par un mélange infâme,
    Le frère de mes fils et le fils de ma femme ! »
    Boileau a traduit, avec l’énergie et la chasteté du langage de son temps, ce sublime passage en sept vers français, dont nous en avons introduit trois ou quatre dans notre traduction, sans presque y rien changer, désespérant, après maint essai, de pouvoir mieux les rendre. Au lieu du vers :
    Et par là tu produis et des fils et des pères…
    nous avons cru devoir exprimer une idée qui fait tomber une excellente et spirituelle critique de Voltaire, à propos de ce passage ; nous avons dit :
    Par là naissent IMPURES et des fils et des pères, etc.
    Au reste, ces vers perdent peut-être de leur sublime, en disant trop, en sentant un peu la déclamation, en recherchant et en combinant tant d’horribles circonstances. Boileau devait exprimer que c’est dans la même personne qu’on trouve ces frères et ces maris, ces incompatibles rapports de parenté ; car, dit Voltaire, il n’y a point de mariage qui ne produise de tout cela. On n’a guère fait sentir le αἵμα ἐνφύλιον (aima emphulion), sang de même tribu, sanguinem cognatum, qui sépare les pères, les fils et les frères, pour indiquer Œdipe, d’avec les épouses et les mères, pour signifier Jocaste. Voilà ce que n’ont observé ni Boileau, ni Dacier, ni Boivin. M. Wunder s’en acquitte le mieux, en traduisant : « Et fecistis, ut paler frater et filius, et ut sponsa, uzor et mater in iisdem nuptiis essent. » Brumoy dit, et avant lui Tournemine : Tu produis des pères, frères de leurs enfants, des enfants, frères ou sœurs de leurs pères, des épouses mères de leurs époux… Au reste, ces paroles conservent un cachet d’obscurité analogue à l’horreur repoussante de l’idée qu’elles ont à reproduire.