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AVANT LE PARNASSE

ports étrangers : il est parfaitement conscient de son importance, et c’est encore lui qui donne le plus clairvoyant commentaire de la théorie condensée dans ce vers : « manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. C’est alors que la couleur parle comme une voix profonde et vibrante…, que le parfum provoque la pensée et le souvenir correspondants[1] ». Avec une parfaite bonne foi, dans son Salon de 1846, Baudelaire cite lui-même le germe de sa découverte : c’est un passage d’Hoffmann, tout à fait analogue, et qui élargit même la base du système de Baudelaire[2]. Plus éclectique que tant de poètes, l’auteur des Fleurs aime la musique passionnément, et comprend Wagner[3]. Cela lui permet, à lui l’artiste sanglé dans les plis rigides <jii vers, de concevoir une forme plus libre. Devança nt de loin les verlibristes, il rêve, dans la préface de ses Petits Poèmes en prose, quelque chose de supérieur même au vers : « quel est celui d’entre nous qui r’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience[4] ? »

Si donc, Baudelaire n’est pas un parnassien de la stricte observance, les Baudelairiens peuvent s’en consoler en pensant qu’il est l’ancêtre des décadents et des symbolistes[5] ; qu’en dehors des deux écoles il compte parmi ses admirateurs et disciples les artistes les plus divers, Remy de Gourmont[6], le peintre Paul Cézanne[7], l’auteur de La Dernière nuit de Don Juan, Maurice Barrès[8], sans compter l’étranger[9]. Il n’est pas seulement l’animateur des raffinés ; sa voix a eu un écho jusque dans les tranchées[10]. Il n’est plus seulement le dieu des artistes : depuis que son œuvre est dans le domaine public, on a vendu quinze cent mille exemplaires des Fleurs du Mal[11]. Sur ce million et demi de lecteurs, beaucoup ont été attirés par le parfum vénéneux des Fleurs, un certain nombre par l’étrange

  1. Œuvres, III, 173 ; cf. p. 215, son Richard Wagner.
  2. Œuvres, II, 93 ; IV, 430 ; cf. Piaget Shanks, Modern Language Notes, 1926, 441, 442.
  3. Crépet, Baudelaire, p. 451-452.
  4. Œuvres, IV, 2 ; cf. Cassagne, Versification, p. 40.
  5. Poizat, Le Symbolisme, p. 66.
  6. Promenades, IV, 34.
  7. Débats du 27 juillet 1926.
  8. Paul Gaultier, Les Maîtres de la Pensée française, p. 226.
  9. Verhaeren, Impressions, p. 9-22.
  10. Henry Malherbe (H. Croisilles), La Flamme au poing, p. 149.
  11. Léon Daudet, Études et Milieux, p. 200-201.