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HISTOIRE DU PARNASSE

retour elle ne retrouva plus dans son nouveau domicile des Batignolles que Dierx et Sivry. Plus de salon : une salle à manger. Elle tient table ouverte, et n’est plus qu’une princesse de la bohème[1]. Une invitation à une soirée montre le nouveau ton de la maison :


Douze Juillet, qu’on se le dise,
Buvant des bocks, dansant en ronds,
L’Aurore rose et Nina grise
Recevront les poètes blonds[2].


En fait de poète, je ne vois guère que Verlaine, et il est gris, lui aussi : il veut frapper Louis Hennique à coups de canif, et se fait expulser par la force[3]. Ce ne sont plus les aventuriers qui fréquentent là, mais les ruffians ; ce n’est plus la bohème, mais la crapule[4]. Nina est devenue folle, et sa démence consiste à croire qu’elle est morte. Rollinat la persuade que, les morts pouvant ressusciter, elle doit se remettre à son piano. Elle joue alors, d’une façon extraordinaire, ou bien elle improvise des vers à la demande de son amie, Mme de Montfort :


Vénus aujourd’hui met un bas d’azur,
Et chez Marcelin conte des histoires ;
Elle garde au fond, dans le vert si pur
De ses grands yeux clairs sous leurs franges noires
Le reflet du flot, son pays natal[5].


Les nouveaux habitués s’acharnent à la détraquer encore un peu plus, jusqu’au moment où elle est enfermée dans une maison de santé ; elle meurt le 22 juillet 1884, étrange jusqu’au bout[6]. Alors, les convenances mondaines reparaissent : Monsieur le comte de Callias, ironie macabre, vient conduire le deuil avec une correction parfaite, et récolte quelques poignées de main étonnées[7].

Je ne sais si Leconte de Lisle assista aux obsèques. Il n’avait jamais voulu recevoir chez lui Nina de Villard, ni Charles Cros[8]. Mais lui-même avait mis un instant le pied dans ce demi-monde

  1. Dufay, ibid., p. 344 ; Lepelletier, ibid., p. 172-174 ; Léo Larguier, Nouvelles Littéraires du 17 décembre 1927.
  2. Dufay, ibid., p. 345.
  3. Dufay, Mercure de France du Ier juin 1927, p. 347.
  4. De Bersaucourt, p. 168, 170.
  5. Goncourt, Journal, VIII, 94 ; Goudeau, Dix ans, p. 116-117.
  6. Dufay, ibid. ; de Bersaucourt, p. 150.
  7. Dufay, ibid., p. 348.
  8. Calmettes, p. 307.