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HISTOIRE DU PARNASSE

lit ; dans le lit, une femme se tord ; autour d’elle, tout ce qu’il faut pour accoucher : un médecin, une sage-femme, des vases, des fioles ; une odeur fade. L’enfant exhibe péniblement sa tête ; il ouvre les yeux, regarde ce spectacle, puis il s’écrie : — C’est ça, la vie ! Oh ! — Et il rentre[1] ». Ou bien, c’est une courte satire des psychologues : « Moi aussi, je vais faire un roman d’analyse. J’ai déjà beaucoup étudié mon sujet : un rentier part un dimanche à la campagne, mais il a oublié de prendre son porte-monnaie. — Alors ? lui demande-t-on ? — C’est tout. S’il y avait autre chose dans mon histoire, j’écrirais un second volume[2] ». Ou bien encore, ce n’est qu’un mot, mais alors c’est un mot vengeur : tout le théâtre contemporain tremble devant Vitu ; Villiers rend courage aux trembleurs avec cette brève épitaphe : « Vitu ? — Non ![3] »

C’est la nuit surtout qu’il s’anime. Il aime à tirer ses feux d’artifice dans les brasseries. Il se dépense, il se ruine, car, dit un témoin, il jette avec prodigalité ses idées ; il les laisse tomber devant des auditeurs qui les ramassent et qui les utilisent[4]. Pour faire scintiller son esprit, il n’a pas besoin de tout un auditoire : il fait à un seul interlocuteur, s’il en est digne, les honneurs de son prodigieux cerveau. On peut aller le réveiller la nuit, après deux ou trois heures de sommeil : suivant le mot d’Huysmans, le punch flambe instantanément. Son œuvre écrite ne donne que le pâle reflet de la flamme de sa causerie[5]. Cela confine à la fois au génie et à la folie. En l’écoutant, on passe de l’étonnement à la crainte. Quand il mime une de ses histoires fantastiques, on dirait qu’il frise une crise d’épilepsie, qu’il va tomber, ou se précipiter sur ses auditeurs[6]. Plusieurs fois, Mallarmé l’a entendu se démener ainsi six heures de suite[7].

Etait-ce un simple verbiage, bon pour éberluer des débutants ? Maeterlink lui rend ce témoignage capital : « Je voyais très souvent Villiers de l’Isle-Adam pendant les sept mois que j’ai passés à Paris. C’était à la Brasserie Pousset… Tout ce que j’ai fait, c’est à Villiers que je le dois, à ses conversations plus qu’à ses œuvres[8] ».

  1. Goudeau, Dix ans de Bohème, p. 121.
  2. Nouvelles Littéraires, 24 décembre 1927.
  3. A. Maurel, Souvenirs d’un Écrivain, p. 120.
  4. G. Guiches, Revue de France, 15 février 1925, p. 735.
  5. Gourmont, Promenades, II, 24 ; G. Guiches, ibid., p. 737.
  6. Lepelletier, Verlaine, p. 135.
  7. Divagations, p. 74.
  8. Huret, Enquête, p. 128 ; cf. Verhaeren, Impressions, p. 33.