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LE PARNASSE

jusqu’à des audaces de parole, à ses samedis, devant des dames : un jour, Ménard lit un mémoire où il prétend démontrer qu’au début du christianisme la chasteté était du côté des païens, la licence du côté des chrétiens. Une mère de famille se plaint qu’on dise ces choses-là devant sa fille. Leconte de Lisle répond vertement : « Mes amis sont chez moi comme s’ils étaient chez eux. D’ailleurs l’élévation de leurs pensées les place au-dessus des conventions mondaines[1] ». Ménard, chez Leconte de Lisle est, en effet, chez lui ; c’est à lui que Coppée, Villiers de l’Isle-Adam, Mendès, s’adressent pour être présentés au Maître[2]. Leur intimité est telle que Leconte de Lisle pense un instant à lui faire épouser sa sœur Emma[3]. Cette amitié ne connaît qu’une seule brouille, mais qui dura treize ans ; il est vrai qu’il s’agissait de politique : Ménard, en 1849, s’était réfugié en Angleterre ; à Londres il avait fait la connaissance de Karl Marx, et, à son école, il était devenu communard[4]. Ménard et Leconte de Lisle se trouvèrent un jour des deux côtés de la barricade, et se tournèrent le dos. Mais, pendant plus de vingt ans ils avaient pensé de même.

Y eut-il entre eux des relations de maître à disciple ? Faguet pensait que Ménard avait enseigné à Leconte de Lisle le déisme anti-chrétien[5]. Nous avons vu qu’il n’en était rien. Je croirais plutôt qu’il y eut entre eux des échanges : quand Ménard parle de l’illusion divine, de la Maya, dans la préface de ses Poèmes qui sont de 1855, il faut se rappeler que les Poèmes Antiques sont de 1852[6] : par la force des dates, Ménard doit son brahmanisme à son ami, et celui-ci, en revanche, doit à Ménard le plus clair de son hellénisme.

Esprit vigoureux, Leconte de Lisle résiste aux premières emprises ; il est même ironique d’abord : après avoir entendu Ménard développer le mythe d’Hermès, divinité crépusculaire, il appelle quelque temps son ami : le Seigneur Crépuscule[7]. Il écrit à G. Lafenestre, le 22 août 1863 : « le stoïcien Ménardos, semblable aux dieux, sobre comme un dromadaire, le dernier des polythéistes, et le plus hellénisant des hommes qui habitent la terre féconde…[8] » Ici, l’ironie

  1. Calmettes, p. 261-262.
  2. Mendès, La Légende, p. 223.
  3. Calmettes, p. 89-90.
  4. Salluste, H. Heine et K. Marx, Revue de Paris, 15 juin 1928, p. 906-911 ; Calmettes, p. 21, 60, 61.
  5. Revue des Cours, 12 mai 1910, p. 408.
  6. Poèmes, p. xix ; Berthelot, Ménard, p. 207.
  7. Berthelot, ibid., p. 12, 205.
  8. Ibrovac, p. 241.