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HISTOIRE DU PARNASSE

se fait souriante ; le charme sobre de Ménard opère : L. de Lisle se fait initier par lui aux mystères, et se plaît à reconnaître que cet enseignement a élargi, humanisé son art[1]. Il y a des faits qui prouvent cette maîtrise de Ménard : ce sont les deux premières pages de la Légende de Saint-Hilarion qui ont inspiré à Leconte de Lisle son Hypatie[2]. C’est dans la thèse de Ménard que Leconte de Lisle a appris à distinguer dans ses traductions d’Homère les divinités grecques des dieux latins, à écrire Zeus au lieu de Jupiter, Hermès au lieu de Mercure, etc. Th. Gautier, qui n’était pas aussi bon philologue que Ménard, admet la théorie, qui a sa beauté poétique, mais trouve que l’auteur des Poèmes Antiques en abuse : « peut-être Leconte de Lisle pousse-t-il la logique de son système trop loin lorsqu’il appelle les parques les moires, les destinées les kères. Il serait plus simple alors d’écrire en grec[3] ». Cela prouve simplement qu’il n’a pas lu la thèse de Ménard, et notamment la page 50 : « les mots sort, destinée, sont beaucoup trop absolus pour rendre le sens des mots μοιρα et κὴρ Le mot Parca est trop absolu aussi, et il est préférable d’employer les mots grecs, si l’on veut conserver la distinction qui existe entre eux ». Leconte de Lisle connaît le livre De la Morale avant les Philosophes, et il observe avec rigidité la loi de Ménard. Il pousse le zèle jusqu’à blâmer ceux qui prononcent : Apollon. Cela rime avec pantalon : il faut prononcer Apollône[4] !

Ménard peut être fier de l’obéissance de son élève ; il n’est nullement jaloux de la supériorité poétique de Leconte de Lisle, et, qui sait ? peut-être ne la reconnaît-il pas ; il a, au moins une-fois, l’idée bizarre de concourir avec lui sur le même sujet : en 1855, Leconte de Lisle publie ses Elfes ; Ménard, la même année, donne, dans ses Poèmes, des « chansons allemandes » ; la troisième est bel et bien le même sujet que dans Leconte de Lisle :

Sous l’azur profond des nuits constellées,
En longs voiles blancs, couronnant nos fronts
Du nénuphar d’or aux fleurs emperlées,
Parmi les joncs verts, au fond des vallées
Nous nous égarons[5].

  1. Berthelot, Ménard, p. 13 ; Revue de Paris, ibid., p. 575 ; cf. Elsenberg, p. 148, 151, note ; Jean Ducros, Revue, 1914, p. 553.
  2. Berthelot, Ménard, p. 115-116 ; Poèmes Antiques, p. 65, 275.
  3. Rapport, p. 332.
  4. Mme Demont-Breton, II, 148.
  5. Berthelot, Louis Ménard, p. 92.