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LE PARNASSE

Arrêtons-nous ici, puisque voici enfin un peu de poésie, et comparons à Leconte de Lisle :


Reste, chevalier. Je te donnerai
L’opale magique et l’anneau doré,
Et ce qui vaut mieux que gloire et fortune,
Ma robe filée au clair de la lune.
— Non ! dit-il. — Va donc ! Et de son doigt blanc
Elle touche au cœur le guerrier tremblant.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.


Écrire de pareils vers, et se savoir ignoré du grand public, bafoué par les petits journaux, il y a de quoi devenir amer, pessimiste, et misanthrope[1]. Ce n’est plus la mélancolie romantique, c’est le dégoût que son imagination de poète et de penseur projette sur la société, sur l’univers ; rien de mesquin, du reste, car il donne à cet ennui une ampleur artistique qui émerveille un philosophe de profession[2].

Toute réaction sentimentale exacerbe cet ennui ; même ces éclairs brusques qui illuminent tout à coup un vers dans une pièce sombre, ces lueurs où passe un reflet de sa foi de jeunesse, ont quelque chose de sinistre. Dans L’illusion suprême, il y a une stance d’une tristesse contagieuse :


Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée,
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel
Emportant à plein vol l’Espérance insensée,
Qu’est-ce que tout cela, qui n’est pas éternel[3] ?


Une bonne âme pourrait se demander si, par hasard, Leconte de Lisle ne se souviendrait pas de ce passage de L’imitation : « laissez tout ce qui est passager, et ne cherchez que ce qui est étemel. Que sont toutes les choses temporelles sinon illusion et tromperie[4] ? » Mais bien vite, en continuant la lecture, on s’aperçoit que le sens de L’imitation est tout autre : « vous n’avez rien dont vous puissiez vous glorifier… Ne comptez donc pas pour beaucoup aucune des choses que vous faites. Que rien ne vous paraisse ni grand, ni précieux, ni admirable, ni relevé, ni digne d’être loué ou désiré que

  1. Theuriet, Souvenirs, p. 246 ; Dornis, Essai, p. 267.
  2. L. Dupuis, L’Ennui morbide, dans la Revue Philosophique de mai-juin 1922, p. 439.
  3. Poèmes Tragiques, p. 58.
  4. Livre III, chapitre premier.