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LE PARNASSE

et peinte, finissons-en avec l’orfèvrerie de la phrase, posons l’ébauchoir et le burin pour prendre la plume. — Leconte de Lisle excommunie le pauvre Lamartinien, dans une lettre à Émile Deschamps du 15 mai 1862 : « Thalès-Bemard est un de mes plus vieux amis, bien que nous ne nous entendions nullement en fait d’art et de poésie… Comme rien n’existe de la vie de l’Art que par le style et la perfection de la forme, malheur à la plume qui n’est pas aussi un ébauchoir et un burin[1] ». Ce sont des outils qui permettent d’atteindre la perfection, le seul degré de beauté qu’il admette. Il brise les ébauches mal venues. Il a des sévérités que nous ne comprenons même pas ; il veut brûler son Kaïn ; seules les prières, les supplications de Mme Leconte de Lisle peuvent sauver le chef-d’œuvre[2]. Et pourtant, combien y avait-il mis de lui-même, et de sa force, et de sa vie ! Quel effort, quelle lenteur dans son ascension vers son idéal de perfection ! Son poème de Magnus contient 706 vers : or, la pièce est en train dès avant le 9 septembre 1880 ; ce jour-là il écrit à Heredia : « le lévrier de Magnus marche fort lentement ». Deux ans après, il n’a pas encore fini : le 25 septembre 1882, il avoue à son ami qu’il lui tarde de terminer : « il faut en finir avec ce vieux scélérat de Magnus[3] ».

Il travaille avec lenteur, il ahane dans la tristesse. De ce labeur, qui est son unique joie, se lève une amertume ; et sans doute cela vient du fond même de sa pensée : quelle sueur d’angoisse a-t-il dû suer pour terminer le sonnet À un Poète mort, pour arriver à cette fin, d’un désespoir si franc :


Mais je t’envie, au fond du tombeau calme et noir,
D’être affranchi de vivre et de ne plus savoir
La honte de penser et l’horreur d’être un homme[4].


L’affreuse beauté ! Et quel est ce poète mort ?[5] On dirait que c’est un cauchemar, que Leconte de Lisle rêve d’être ce mort-là, et qu’il compose les ultima verba qu’on devrait laisser tomber dans sa fosse. Mais cette oppression lugubre ne vient pas que de sa pensée ; elle vient aussi de son travail sans joie parce qu’il est âpre, surhu-

  1. P. p. H. Girard, Un Bourgeois dilettante, p. 510.
  2. H. Houssaye à l’Académie, 12 décembre 1895.
  3. Poèmes Tragiques, p. 183-220 ; Ibrovac, p. 142-143.
  4. Poèmes Tragiques, p. 171.
  5. Il s’agit de Gautier. Cf. Flottes, p. 191.