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HISTOIRE DU PARNASSE

main, parce que le poète se débat contre la mesquine réalité, parce qu’il n’y a pas un sou dans le tiroir du bureau où il écrit les plus beaux vers que l’on connaisse. Il l’avoue à son plus intime ami, à Heredia, le 24 septembre 1874, à propos de Hieronymus : « la première partie du Moine est faite, et assez vigoureusement venue malgré vent et marée ; mais quand finirai-je ? Mes vers, si peu qu’ils valent, me demandent une telle tension d’esprit qu’il m’est à peu près impossible de m’occuper à la fois des ennuis misérables de chaque jour et des intérêts politiques et religieux du xiiie siècle. La tête de Goethe n’y suffirait pas[1] ». La tête de Leconte de Lisle a suffi. Le poète a enfanté, dans la douleur, l’œuvre parfaite qu’il rêvait. Toutes les misères au milieu desquelles il se débattait ne font qu’ajouter à son mérite. Ce mérite n’est-il pas le génie de la forme ? C’est Louis Ménard qui va répondre à la question : « sa forme est extrêmement variée, et toujours appropriée au sujet. À côté de vers cyclopéens et martelés, à sonorités métalliques, comme dans Kaïn, il y a une foule de pièces légères, qui semblent des fils de la Vierge saupoudrés d’une poussière d’ailes de papillons. Il a des créations rythmiques merveilleuses, avec des refrains diversifiés… C’est à la fois une valse de Beethoven et un paysage de Van der Neer. Je ne connais rien de plus parfait dans notre langue[2] ».

Aussi a-t-il pu réussir l’aventure la plus chanceuse en matière de tours de force littéraires, le pantoum, qui n’avait été tenté jusque-là que par Asselineau et Théodore de Banville. Dans son Petit traité de poésie française, qui est de 1872, Banville semble annoncer les pantoums de son rival victorieux : « ces deux chants divers qui sont tressés ensemble par le lien d’or de la rime, formeraient, sous la main d’un grand artiste, un poème original et d’une nouveauté délicieuse[3] ». C’est bien ce qu’a réalisé Leconte de Lisle dans ses pantoums malais, se jouant au travers des règles inflexibles du genre : non seulement le deuxième et le quatrième vers de chaque strophe doivent devenir le premier et le troisième de la strophe suivante, et le premier vers de la première strophe le dernier de la strophe finale, mais encore, et surtout, il faut qu’il y ait dans chaque

  1. Ibrovac, p. 138.
  2. La Critique philosophique, 30 avril 1887, p. 320.
  3. Petit Traité, p. 243-248 ; Odes Funambulesques, commentaire, p. 223.