Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/289

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
225
LE PARNASSE

retournent en pleine nuit, à pied, les deux premiers à Neuilly, Marras au Grand-Montrouge, près du fort de Vanves[1].

Les admirateurs de Leconte de Lisle deviennent vite ses amis. Son charme agit sur eux immédiatement. Flaubert raconte à Mme Louise Colet leur première entrevue, en 1853 : « je me suis rué sur ce bon Leconte avec soif ; au bout de trois paroles que je lui ai entendu dire, je l’aimais d’une affection toute fraternelle. Amants du beau, nous sommes tous des bannis ; et quelle joie quand on rencontre un compatriote sur cette terre d’exil. Dis-lui donc, à l’ami Leconte, que je l’aime beaucoup, que j’ai déjà pensé à lui mille fois… La sympathie d’hommes comme lui est bonne à se rappeler dans les jours de découragement[2] ». Cette amitié en coup de foudre dure, augmente même avec les années. Leconte de Lisle encourage Flaubert de son admiration ; le 10 mai 1877, après la publication des Trois Contes, il lui envoie cette lettre qui dut faire rugir de plaisir le bon géant : « j’ai lu deux fois ton livre, avec la sérieuse attention que je mets à lire tout ce que tu écris… Un Cœur simple est une merveille de netteté, d’observation infaillible et de certitude d’expression… Tu as un grand et puissant talent, et nul n’en est plus convaincu et plus heureux que ton vieil ami[3] ». Voilà comment il traite ses pairs ; il est tout aussi bon prince pour les débutants. De loin sa réputation les effraye ; son accueil les détend. Jules Breton, qui est un grand peintre, mais un petit poète, est invité par Heredia à un de ses dîners du mercredi où Leconte de Lisle doit assister : « j’allais donc voir l’astre, que j’entrevoyais dans un ciel inaccessible. Eh bien ! La présentation fut absolument cordiale. Le grand poète, malgré son air imposant,…fut si plein de bienveillance que j’éprouvai subitement pour lui une réelle affection… Je crois d’ailleurs à l’indulgence des forts ». C’est le commencement d’une amitié sans nuages qui dure vingt-deux ans, jusqu’à la mort du poète, et qui s’explique par la générosité d’âme de Leconte de Lisle : il est rarement jaloux ; il aime à admirer[4]. Surtout il est bon pour les jeunes, auxquels il réserve son meilleur accueil[5]. Il se met en frais pour eux ; il cause en simple camarade, multipliant les traits charmants, les enchantant par l’imprévu de

  1. Calmettes, p. 310.
  2. Flaubert, Correspondance, II, 287.
  3. Albalat, Flaubert et ses Amis, p. 159.
  4. Revue Bleue, 5 octobre 1895, p. 425.
  5. Barrès, Amori, p. 262.