personnelle, et se condense dans une formule meurtrière qu’il a répétée deux fois : « je l’ai entendu, dit M. Léon Daudet, de mes oreilles, à la nouvelle de la pneumonie qui devait emporter son concurrent heureux, s’écrier : — il l’a bue et mangée, sa gloire ; eh bien ! qu’il la digère ! — Mais il fallait voir le rictus, et la chute concomitante du monocle[1] ». Plus doucement, mais aussi nettement, Mme Alphonse Daudet constate la même animosité, le 31 mars 1887, à l’Académie française : succédant à V. Hugo, il en fait l’éloge obligatoire ; mais elle remarque des hésitations, des restrictions. ; aux passages les plus acrimonieux, elle regarde le petit-fils, « ce nerveux Georges, dont la figure se gonflait de larmes, par moments, aux duretés voulues, aux réticences… En lui souffre, se débat, et pleure, la gloire diminuée du grand homme[2] ». Leconte de Lisle prend ce jour-là sa revanche des éloges qu’il avait été bien obligé d’accorder à Hugo pour la galerie. Mais au fond, il y a entre eux plus qu’une question de jalousie littéraire : il y a une lutte de doctrine : à la conception hugolienne du poète-messie, Leconte de Lisle oppose une sorte d’agnosticisme social : « Nous sommes une génération savante ; la vie instinctive, spontanée, aveuglement féconde de la jeunesse, s’est retirée de nous. Tel est le fait irréparable. La Poésie n’enfantera plus d’actions héroïques ; elle n’inspirera plus de vertus sociales[3] ». Du même coup il rompt avec le byronisme[4]. Il préconise la poésie impersonnelle. Il annonce qu’on ne trouvera aucune confidence dans ses Poèmes antiques : « les émotions personnelles n’y ont laissé que peu de traces… Bien que l’art puisse donner, dans une certaine mesure, un caractère de généralité à tout ce qu’il touche, il y a dans l’aveu public des angoisses du cœur et de ses voluptés non moins amères une vanité et une profanation gratuites… Ceci explique l’impersonnalité de ces études[5] ». C’est, comme nous l’avons déjà vu ailleurs, la thèse du sonnet des Montreurs[6]. Cette préface des Poèmes antiques, moins retentissante que la Préface de Cromwell, s’infiltre lentement dans la nouvelle génération littéraire. Flaubert n’en accepte pas toutes les idées,
- ↑ Les Œuvres, p. 31. Nous avons vu, à l’introduction, p. xxii, qu’il répéta cette formule, la trouvant bonne, aux funérailles de V. Hugo.
- ↑ Mme A. Daudet, Souvenirs autour d’un Groupe littéraire, p. 144-145.
- ↑ Derniers Poèmes, p. 214.
- ↑ Estève, Revue de Littérature comparée, avril 1925, p. 288.
- ↑ Derniers Poèmes, p. 213 ; cf. p. 218, 221.
- ↑ Histoire du Romantisme en France, II, 295.