Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
227
LE PARNASSE

personnelle, et se condense dans une formule meurtrière qu’il a répétée deux fois : « je l’ai entendu, dit M. Léon Daudet, de mes oreilles, à la nouvelle de la pneumonie qui devait emporter son concurrent heureux, s’écrier : — il l’a bue et mangée, sa gloire ; eh bien ! qu’il la digère ! — Mais il fallait voir le rictus, et la chute concomitante du monocle[1] ». Plus doucement, mais aussi nettement, Mme Alphonse Daudet constate la même animosité, le 31 mars 1887, à l’Académie française : succédant à V. Hugo, il en fait l’éloge obligatoire ; mais elle remarque des hésitations, des restrictions. ; aux passages les plus acrimonieux, elle regarde le petit-fils, « ce nerveux Georges, dont la figure se gonflait de larmes, par moments, aux duretés voulues, aux réticences… En lui souffre, se débat, et pleure, la gloire diminuée du grand homme[2] ». Leconte de Lisle prend ce jour-là sa revanche des éloges qu’il avait été bien obligé d’accorder à Hugo pour la galerie. Mais au fond, il y a entre eux plus qu’une question de jalousie littéraire : il y a une lutte de doctrine : à la conception hugolienne du poète-messie, Leconte de Lisle oppose une sorte d’agnosticisme social : « Nous sommes une génération savante ; la vie instinctive, spontanée, aveuglement féconde de la jeunesse, s’est retirée de nous. Tel est le fait irréparable. La Poésie n’enfantera plus d’actions héroïques ; elle n’inspirera plus de vertus sociales[3] ». Du même coup il rompt avec le byronisme[4]. Il préconise la poésie impersonnelle. Il annonce qu’on ne trouvera aucune confidence dans ses Poèmes antiques : « les émotions personnelles n’y ont laissé que peu de traces… Bien que l’art puisse donner, dans une certaine mesure, un caractère de généralité à tout ce qu’il touche, il y a dans l’aveu public des angoisses du cœur et de ses voluptés non moins amères une vanité et une profanation gratuites… Ceci explique l’impersonnalité de ces études[5] ». C’est, comme nous l’avons déjà vu ailleurs, la thèse du sonnet des Montreurs[6]. Cette préface des Poèmes antiques, moins retentissante que la Préface de Cromwell, s’infiltre lentement dans la nouvelle génération littéraire. Flaubert n’en accepte pas toutes les idées,

  1. Les Œuvres, p. 31. Nous avons vu, à l’introduction, p. xxii, qu’il répéta cette formule, la trouvant bonne, aux funérailles de V. Hugo.
  2. Mme A. Daudet, Souvenirs autour d’un Groupe littéraire, p. 144-145.
  3. Derniers Poèmes, p. 214.
  4. Estève, Revue de Littérature comparée, avril 1925, p. 288.
  5. Derniers Poèmes, p. 213 ; cf. p. 218, 221.
  6. Histoire du Romantisme en France, II, 295.