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LE PARNASSE

l’artiste lui-même a le devoir d’être honnête homme ; prêtre du beau, il ne doit pas avilir en sa personne son Dieu ; Leconte de Lisle retire son admiration à Dumas le jour où il apprend que l’auteur de Monte-Cristo recopie ses œuvres de sa plus belle main, et envoie ces manuscrits ornés de rubans de satin aux souverains d’Europe qui lui retournent en échange plaques et crachats[1]. Pour lui, la seule morale qui compte, c’est le respect, l’amour du beau ; dès 1846 il a cette croyance, cette foi : « Est-il une immoralité plus flagrante que l’indifférence et le mépris de la beauté ?… L’homme ainsi fait n’est qu’une monstrueuse et haïssable créature[2] ». De là son aversion pour le réalisme d’Alphonse Daudet, son dégoût pour le naturalisme de Zola. Les Parnassiens, en général, font chorus ; pourtant l’un d’eux, légèrement hérétique, et voulant défendre la puissance de Zola, sans faire scandale, risque cette métaphore : « Zola est un sanglier… — Il n’a rien de sauvage » riposte Leconte de Lisle[3]. Toutes ses délicatesses sont froissées par cette force brutale. L’imagination de Leconte de Lisle est chaste au point de scandaliser Flaubert[4]. Et peut-être est-ce une des raisons qui lui font repousser comme thème littéraire, l’amour-passion, l’amour sensuel. Il appuie sa doctrine sur des exemples : il oppose au genre de Coppée la manière de Corneille : J’aime Zanetto n’est pas une formule d’art, mais un procédé de chansonnier. Quand Chimène dit qu’elle ne hait pas Rodrigue, nous comprenons la vivacité de sa tendresse sous la délicatesse de la réserve : ce sentiment nous charme parce qu’il est pur. Sa formule n’éveille pas dans l’esprit la sensualité, la faiblesse chamelle, qui déparent la vraie poésie. Cette expression indirecte élève la sensation jusqu’au sentiment, le sentiment jusqu’à la pureté. C’est pour Leconte de Lisle un article de foi littéraire, et « le premier commandement de son décalogue poétique[5] ». Il ne l’impose pas à ses fidèles : il le leur fait aimer. Ce n’est pas seulement aux poètes qu’il inculque ce respect de l’art ; sculpteur ou peintre, nul, après une conversation avec le Maître, ne le quitte sans se sentir rehaussé à ses propres yeux, sans brûler de zèle pour l’effort créateur, sans se faire une idée plus haute de la dignité de

  1. Dornis, Essai, p. 330.
  2. Contes en Prose, p. 108-109.
  3. Calmettes, p. 259-260.
  4. Correspondance, II, 268, 393.
  5. Calmettes, p. 174-175.