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HISTOIRE DU PARNASSE

niant sa profondeur, en lui contestant toute valeur de pensée. Anatole France se distingue dans cet exercice par une perfidie de premier choix[1]. Vacquerie aussi dénigre, sans générosité[2]. Remarquons-le : en général, ceux qui reprochent à un poète de n’être ni un penseur ni un philosophe, ne font pas preuve, dans leurs propres ouvrages, de cette puissance intellectuelle qu’ils exigent d’autrui. Jules Lemaître, poète et penseur, est plus près du bon sens littéraire, quand il résume ainsi le débat sur Heredia : « qu’il continue de feuilleter, le soir, avant de s’endormir, des catalogues d’épées, d’armures, rien de mieux, mais qu’il s’accoude plus souvent sur la roche mousseuse où rêve Sabinula[3] ». Ce cliquetis d’armures n’est pas un vain bruit de ferraille : celui qui porte un panache hésite à baisser la tête. Les fabuleux conquistadors peuvent donner aux braves cœurs le goût de la belle aventure. De jeunes soldats, à lire ces récits de gloire légendaire, ont appris à pratiquer le plus difficile des héroïsmes, la longue et invincible endurance[4]. Heredia a donc une morale, s’il n’a pas une philosophie. M. Ibrovac a bien essayé de lui en prêter une, et il a tâché de la définir en empruntant la formule à Heredia lui-même, dans son étude sur l’artiste espagnol, Daniel Vierge : « depuis les premiers jours du monde, l’homme, toujours le même, mû par les mêmes passions atroces, viles ou sublimes, s’agite dans la nature immuable[5] ». Cela ne correspond pas du tout à l’impression générale que donnent Les Trophées : cette impression est bien mieux rendue par un témoin de sa vie intime : « son âme était naturellement religieuse, puisqu’en lui tout était lumière. Sa sérénité splendide ressemblait fort à la confiance totale du croyant en la Divinité[6] ». C’est le même témoignage que Maurice Barrès rend à la beauté mâle et pieuse de cette poésie : « certains de ses poèmes antiques et familiers… donnent une voix à l’homme que tourmente l’instinct d’admirer, de remercier, de songer avec tristesse, et, pourquoi chercher d’autres mots, le besoin de prier… Béni soit le poète quand il lance, à travers le masque d’airain, des accents qui fondent nos cœurs sans nous efféminer[7] ».

  1. J. J. Brousson, Anatole France en pantoufles, p. 239.
  2. Léon Daudet, Fantômes et Vivants, I, 21-22.
  3. Revue Bleue, 19 décembre 1885, p. 792 ; Trophées, p. 87.
  4. Gérard d’Houville, R. D. D.-M., 15 novembre 1925, p. 433-434.
  5. Ibrovac, p. 388.
  6. Gérard d’Houville, même article, p. 434.
  7. Journal Officiel du 19 janvier 1907, p. 432.