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LE PARNASSE

trait souvent dans ces Chants des vers admirables frappés à la Corneille[1] : ceux qui l’ont dit ont parfaitement raison, et, si je ne cite pas quelques-uns de ces vers-médailles, c’est pour laisser au lecteur le plaisir de découvrir lui-même ces passages qui ont fait battre le cœur de la France. En 1879, Déroulède était donc, vraiment, trop modeste. Il ne voulait pas se surfaire au moment où quelques-uns s’acharnaient à le diminuer. Il ne s’est pas attardé à ciseler des sonnets à l’époque où il s’agissait de refaire la frontière. Il a voulu mettre une vertu au cœur du pays, une arme au poing de la France. On admire fort les rapières du XVIe siècle, niellées, damasquinées, ou les épées-bijoux du xviiie siècle, mais une simple baïonnette Lebel, venue de la Tranchée sainte, mériterait la place d’honneur dans la plus belle des panoplies. L’arme forgée par Déroulède est admirablement trempée ; C. Coquelin la faisait vibrer, quand il disait Le vieux Sergent, ce chef-d’œuvre où le poètesoldat avait mis ses émotions de guerre, son admiration pour les vieux briscards, sa douleur fraternelle aussi, dans ces vers qui serrent le cœur et mettent des larmes aux yeux :


Mais un jet de sang noir s’échappa de sa bouche…


Il l’avait vu, ce jet de sang noir, s’échapper de la bouche de son frère André blessé à la poitrine, quand il essayait de le soulever, de le redresser, de l’emmener à l’abri[2]. Oserai-je déclarer devant les purs esthètes que ce vers ainsi commenté me paraît plus touchant, et plus beau, que les vers d’Homère sur la blessure d’Aphrodite, ou d’Harpalion, ou d’Hector, même dans la traduction de Leconte de Lisle : « Aias arrêta Hektôr qui se ruait, et il lui blessa la gorge, et un sang noir en jaillit[3] ».

Quant à ceux qui trouvent sa pensée médiocre, cela prouve simplement qu’ils condamnent sans lire, ayant cette petitesse d’obéir, sans s’en douter, au mot d’ordre de Leconte de Lisle. Je leur conseillerai de lire deux pages sur l’obstination qui sied au vrai soldat. Il n’y a rien d’aussi beau dans Servitude et Grandeur Militaires, et c’est plus réconfortant que la théorie de l’art pour l’art[4]. À l’étranger, on se rendait mieux compte de la valeur de ses idées ;

  1. J. et J. Tharaud, La Vie, p. 19-20.
  2. Feuilles de Route, I, 208.
  3. Leconte de Lisle, Iliade, p. 84-85, 246, 123.
  4. Feuilles de Route, II, 220-221.