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LE DISPERSION

surtout dans ses courtes pièces, limées et ciselées : dans les grandes machines qui apparaîtront plus tard, « Sully s’évanouit, et il ne reste plus que Prudhomme[1] ». C’est à peu près ce que dit Mme A. Daudet, avec un peu plus de douceur dans la forme[2].

Laissons au poète accusé le dernier mot : à sa période de perfection, la sobriété a été son impassibilité à lui : « j’aime à donner un mouvement contenu à l’émotion ; la compression me semble plus élevée, plus digne que l’expansion. Réprimer l’élan du cœur, c’est mieux compter ses battements ; la douleur pesée est plus noble que la douleur criée. J’aime à dire simplement ; j’étouffe l’exclamation pour en faire un soupir, j’arrête les pleurs pour les faire retomber sur le cœur ; c’est ma manière, ou plutôt mon idéal[3] ». Aussi donne-t-il l’impression d’être supérieur à son œuvre. Ses vers sont beaux, son âme est plus noble encore. Les petitesses du cœur, les mesquineries d’école, les jalousies de métier, lui sont étrangères. Après s’être assis sur les bancs de l’École de l’Art pour l’Art, il s’est levé, il est sorti, se demandant si le culte du beau peut être sa propre fin, et si l’artiste n’a pas un rôle utile à jouer : les dernières stances de La Justice sont un examen de conscience, un doute d’abord, et un choix en fin de compte :


Je t’invoque, ô Chénier, pour juge et pour modèle !
Apprends-moi — car je doute encor si je trahis,
Patriote, mon art, ou, chanteur, mon pays, —
Qu’à ces deux grands amours on peut être fidèle ;

Que l’art même dépose un ferment généreux,
Par le culte du beau, dans tout ce qu’il exprime ;
Qu’un héroïque appel sonne mieux dans la rime ;
Qu’il n’est pas de meilleur clairon qu’un vers nombreux…

Que la cause du beau n’est jamais désertée
Par le culte du vrai pour le règne du bien ;
Qu’on peut être à la fois poète et citoyen
Et fondateur, Orphée, Amphion et Tyrtée…

Ô Maître, tour à tour si tendre et si robuste,
Rassure, aide, et défends, par ton grand souvenir,
Quiconque sur sa tombe ose rêver d’unir
Le laurier du poète à la palme du juste[4].


  1. Nos Poètes, p. 49 ; cf. H. Clouard, La Poésie française, p. 56.
  2. Souvenirs, p. 104.
  3. Journal Intime, dans la Revue de Paris, Ier avril 1922, p. 480-481.
  4. Poésies, IV, 277-278. — C’est ce que Robert de Flers réalisa magnifiquement en
    Roumanie.