Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/467

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
403
LE DISPERSION

Mais ensuite, quelle brusque invasion de brume grise dans la stance finale :


Ô Père, qui créas, en ton sein juste et fort,
Calices balançant la future fiole,
De grandes fleurs avec le balsamique Mort
Pour le poète las que la vie étiole.


Qu’est-ce que cette fiole ? Est-ce l’accessoire romantique où le héros boit le poison ? Ou serait-ce une simple gaucherie de rime, une de ces maladresses que l’on trouve en Tristesse d’Eté ? Dans la pièce À un Pauvre, c’est la pensée elle-même qui gauchit : Mallarmé multiplie des conseils incohérents à un mendiant qu’il a gorgé d’or :


Et tu jures avoir le gosier plein d’étoiles.


Voyant que son pauvre reste ahuri, il le rassure :


Ne t’imagine pas que je dis des folies.


Enfin, il se fâche devant son incompréhension :


Que le diable ait ton corps si tu crèves de faim :
Je hais l’aumône utile, et veux que tu m’oublies.
Et surtout ne va pas, drôle, acheter du pain.


Et pourtant ce n’est encore là que la première manière de Mallarmé ! Mais déjà le perspicace Théo manifeste de l’inquiétude devant cette trop grande originalité, « dont l’extravagance un peu voulue, est traversée par de brillants éclairs[1] ». Ce jugement est un horoscope, car chez Mallarmé l’extravagance, de plus en plus voulue, augmentera, et les éclairs diminueront, sitôt qu’il aura secoué la discipline de l’École. Au Parnasse de 1869, il publie son dernier poème intelligible, « fragment d’une étude scénique ancienne d’un Poème de Hérodiade ». On peut encore admirer. Bien entendu nous n’y verrons pas, comme les symbolistes, « le poème le plus pur, le plus transparent de la langue française[2] » ; mais il est beau comme une opale laiteuse. Même pour ceux qui ont une légitime horreur de l’obscurité, l’effort de compréhension, indispensable, fait apparaître de telles beautés qu’on s’incline devant cette poésie mystérieuse, qui finit par livrer son secret : les mystères se laissent

  1. Rapport, p. 363.
  2. R. de Gourmont, Le Problème du Style, p. 201 ; Verlaine, V, p. 359.