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HISTOIRE DU PARNASSE

deviner, et la pensée du poète se répand dans l’esprit du lecteur comme une lumière très douce. Puis, peu à peu, la lueur s’éteint. C’est un crépuscule d’abord, et c’est bientôt la nuit opaque, non, certes, par mystification comme on l’a dit, mais par système[1]. Ce n’est pas son esprit qui s’obscurcit : Mallarmé reste lucide en causant, ou dans sa correspondance[2]. Mais les œuvres qu’il compose loin du Parnasse, en Avignon, plongent dans la stupeur ses meilleurs camarades. Quand, en 1870, il lit à Catulle Mendès et à Villiers de l’Isle-Adam son Igitur d’Elbenone, ses deux amis, n’y comprenant absolument rien, ne savent que lui dire, et sortent muets, consternés[3]. Qu’auraient-ils pensé, s’ils avaient lu la lettre que l’auteur d’Igitur écrit à Coppée : « Voici deux ans que j’ai commis le péché de voir le Rêve dans sa nudité idéale, quand je devrais amonceler entre lui et moi un mystère de musique et d’oubli. Et maintenant, arrivé à la vision horrible d’une œuvre pure, j’ai presque perdu la raison et le sens des paroles les plus familières ». Coppée doit avoir un frisson, et plus violent encore, au retour de la même pensée quelques lignes plus loin : « adieu, mon cher ami ; je ne sais si un jour je vous reverrai, accordé au ton des choses et revenu, mais quoi qu’il arrive, et quand même la triste insanité triompherait, je garderai votre image chère bien au fond de moi-même[4] ». Mallarmé voit l’abîme, a le vertige, et ne se recule pas. Au contraire, dans son amour de l’hermétisme, il corrige ses poèmes du Parnasse, jadis clairs, et y verse de l’obscurité. Il reprend, en 1887, la pièce À un Pauvre, qui n’était qu’un peu ridicule, au Parnasse de 1866 ; retouchée, elle devient vraiment incompréhensible[5]. On devine l’attitude de Leconte de Lisle. Il écrit à Heredia, le 22 juin 1871 : « Arrivée de Stéphane Mallarmé, plus doux, plus poli, et plus insensé que jamais, avec de la prose et des vers absolument inintelligibles[6] ». Il y a là plus que de la sévérité ; il y a une sorte de haine méprisante, qui s’explique fort bien : on veut le rendre responsable du système de Mallarmé ; on prétend que les théories parnassiennes sur l’amour indirect, sur la passion loin-

  1. Roth, Revue de Littérature comparée, 1924, p. 335-336.
  2. H. de Régnier, Revue de France, Ier août 1923, p. 646-647 ; Mendès, Rapport, p. 137.
  3. Id., ibid., p. 137-138.
  4. Monval, R. D. D.-M., Ier octobre 1923, p. 662-663.
  5. Mallarmé, Poésies, p. 45-47 ; Montel et Monda, Bulletin du Bibliophile, 1925, p. 358-360 ; cf. R. de Gourmont, Promenades, V, 251.
  6. Ibrovac, p. 566.