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LE DISPERSION

taine, ont pour aboutissement logique le symbolisme. Leconte de Lisle ne veut pas se laisser affubler d’une semblable paternité ; il se fâche, et c’est avec violence qu’il s’écrie : « Je n’y comprends rien[1] ! » Quand il peut se dominer, il raille, et baptise Mallarmé : le Sphinx des Batignolles[2]. Heredia se contente de sourire, et raconte des anecdotes amusantes, avec sa politesse de gentilhomme de lettres : un jour, il a communiqué à Mallarmé une interprétation d’un de ses symboles : « Non, cher ami, lui aurait répondu l’autre, ce n’est pas du tout ce que j’avais pensé dire ; mais votre sens est préférable, et c’est celui que désormais j’adopterai[3] ». Une autre fois Mallarmé vient, de grand matin, réveiller Heredia, et le prie de lui expliquer le sens d’une pièce superbe qu’il ne comprend plus très bien lui-même. Entre autres propos sibyllins il y a cet alexandrin :


J’offre ma coupe vide où souffre un monstre d’or,


et cela rime avec « un sombre corridor[4] ». Heredia écoute, et traduit : « C’est très clair ! Il s’agit d’une coupe ancienne où un artiste, Benvenuto Cellini, si vous voulez, a gravé dans l’or massif un monstre qui se tord avec une expression de souffrance. — Stéphane, en m’écoutant, a bondi, et s’est écrié : — Que c’est beau ! Que c’est riche ! Que c’est émouvant ! — Et il m’a quitté, rayonnant, reconnaissant, heureux de s’être compris lui-même, en me disant : « J’ai monté dans ma propre estime, et vous, mon cher, du même coup[5] ». Le sourire amusé de Heredia est peut-être plus cruel que le ricanement de Leconte de Lisle. Sont-ce là simples plaisanteries parnassiennes ? Mais c’est ce que font, très sérieusement, les disciples de Mallarmé ; commentant tel sonnet,


Victorieusement fui le suicide beau


l’un y voit, clairement, Antoine rêvant à Cléopâtre ; l’autre est convaincu qu’il s’agit d’un amant caressant les cheveux de sa maîtresse. Si l’on demande à Mallarmé son véritable sens, il se dérobe en souriant, refusant à ses fidèles l’explication demandée : « c’était,

  1. Calmettes, Leconte de Lisle et ses Amis, p. 187, 240-244 ; Zola, Documents Littéraires, p. 179. — Maurras et R. de la Tailhède, p. 117-118, 191.
  2. L. Tailhade, Quelques Fantômes, p. 147.
  3. Ibrovac, p. 523.
  4. « Ne crois pas qu’au magique espoir du corridor », dit le vrai texte ; Poésies, p. 83.
  5. Mme Demont-Breton, II, 132-133.