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HISTOIRE DU PARNASSE

dit l’un d’eux, le secret du sphinx[1] ». Décidément le mot de Leconte de Lisle n’est pas si mal trouvé. La lumière s’éteint de plus en plus, même dans la vie réelle, dans les choses de son métier. Professeur d’anglais, il publie une petite philologie à l’usage des classes, où se trouve cette image originale : « le mot présente dans ses voyelles et ses diphtongues comme une chair, et dans ses consonnes comme une ossature délicate à disséquer[2] ». Les élèves de Condorcet se refusent à prendre au sérieux cette philologie et ce philologue ; ils témoignent leur opinion en classe, bruyamment. Chaque jour, en traversant le viaduc des Batignolles, le professeur brimé a des vélléités de suicide[3]. Les Parnassiens ne sont pas plus indulgents que les élèves ; ils se refusent, eux aussi, à comprendre cet humour de Mallarmé, qui enthousiasme ses disciples : que ce n’est pas l’hélice qui fait marcher le navire, mais l’eau séduite par les grâces de l’hélice ; que, dans la vallée de Josaphat, au jugement dernier, nous comparaîtrons tous en habit noir, etc.[4]. Même l’indulgent Coppée renonce à déchiffrer les vers de son ami, à suivre ses conversations. Mallarmé a dû recevoir dans le Midi un coup de lune, car sa satisfaction d’être nommé à Paris est troublée par une idée fixe : « il ne me reste plus dit-il à Coppée, qu’un souci, mais il me dévore : celui que me cause, partout, la Lune, dont je ne conçois pas la valeur exacte ». Coppée ne trahit pas le pauvre poète halluciné ; c’est dans son journal intime qu’il note, à la date du 18 juillet 1872, « la dernière folie » de Mallarmé : celui-ci rêve un âge savant où l’on pourra dissoudre chimiquement la lime, « ce fromage », qu’il méprise : « un seul point l’inquiète : la cessation des marées ; et ce mouvement rythmique de la mer est nécessaire à sa théorie du symbolisme du décor humain. Hélas ! Hélas ! pauvre raison humaine[5] ! » D’autres sont moins discrets que Coppée[6]. Enfin, un soir, la catastrophe se produit : à un des samedis de Leconte de Lisle, Mallarmé expose son système ésotérique : — la poésie doit être une énigme ; le charme est d’en deviner le sens. Il convient de ne décrire les choses que par leur réminiscence. Pour suggérer, il faut ne pas nommer. — Alors un des auditeurs, dont la spécialité au Parnasse

  1. Mme Osmont, Le Mouvement symboliste, p. 30 ; Poizat, Le Symbolisme, p. 88-89, 71 ; sans compter le commentaire du Dr Bonniot, Revue de France du 15 avril 1929, p. 640-643.
  2. Montel et Menda, Bulletin du Bibliophile, 1925, p. 316.
  3. Clouard, La Poésie, p. 89.
  4. Fontainas, Revue de France, 15 septembre 1927, p. 332-334.
  5. Huret, Enquête, p. 315 ; Monval, R. D. D.-M., Ier octobre 1923, p. 665.
  6. Mendès, La Légende, p. 290.