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XXXVIII
HISTOIRE DU PARNASSE

est très improbable : Leconte de Lisle s’estimait supérieur à Hugo ; mais un peu de jalousie, c’est possible. Brunetière a vu plus largement et plus juste : il pensait que Leconte de Lisle avait été l’adversaire de Hugo parce que, répugnant à l’étalage du moi, il blâmait l’exaltation outrée, l’hypertrophie de la personnalité chez son rival ; surtout parce qu’il aimait la Grèce, parce qu’il voulait retrouver dans l’hellénisme le sentiment longtemps perdu de la beauté plastique et classique, revenir à Chénier et à Racine[1]. De là sa haine et son mépris ; cela allait si loin, dans l’intimité, que nul auditeur n’a osé répéter ses pires invectives[2]. Celles qu’on nous a transmises suffisent amplement à démontrer ma thèse.

La haine ? Elle apparaît aux funérailles même de Hugo : au sortir du Panthéon, Leconte de Lisle, Alphonse Daudet et Pelletan, qui avaient suivi les obsèques côte à côte, éprouvent le besoin d’aller prendre quelque chose, « exactement comme après les convois populaires, raconte M. Léon Daudet qui avait rejoint le trio. Là conversation tomba sur le Maître qui venait de disparaître… Chacun donna son avis… Puis, le sujet étant épuisé, et comme on allait se séparer, Leconte de Lisle se leva. Avec une expression de haine recuite, il dit ceci : — Il l’a bue et mangée, sa gloire ; eh bien ! maintenant, qu’il la digère ![3] ».

Le mépris ? On sait avec quelle habileté Hugo soignait sa presse, avec quelle rapidité, dit Calmettes, il courait au-devant de l’article louangeur, fût-ce dans la dernière feuille de la dernière ville de province : Leconte de Lisle traitait cette faiblesse de « cynisme détestable[4] ». Faut-il croire que Calmettes exagère ? Prenons un jugement inédit que le chef du Parnasse avait rédigé sur Hugo, pour sa propre satisfaction : « le plus grand poète lyrique connu. Excessif en tout, puéril et sublime, inépuisable en images splendides et incohérentes ; merveilleux rêveur, avec d’extraordinaires lacunes intellectuelles[5] ». Ne dirait-on pas des notes préparées pour un cours ? Nous savons quels étaient ses élèves, et quel effet produisait sur eux le Maître avec ses leçons à l’emporte-pièce ; le mot souvent cité, « Hugo est bête comme l’Himalaya » n’était pas une

  1. Contemporary review, décember 1894, étude en partie reproduite dans Le Temps du 12 décembre 1894.
  2. Schuré, Revue des Revues, Ier mai 1910, p. 28, note.
  3. Études et milieux littéraires, p. 221-222.
  4. Leconte de Lisle et ses amis, p. m.
  5. P. p. Jean Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 332, note.