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LA PERSISTANCE DU PARNASSE

gloire. Que de romans se présentent à lui ! Combien de fines psychologues devinent que son cœur est toujours jeune, ou combien de coquettes ne demanderaient qu’à jouer avec son impassibilité vaincue ; alors il chante sa douleur dans Le Parfum Impérissable, ses émois dans La Résurrection d’Adonis, ou Sous l’épais Sycomore[1]. Sa suprême passion lui rappelle la fraîcheur de son premier amour, et ses derniers vers sont presque une reprise du Manchy :


Toi par qui j’ai senti, pour des heures trop brèves,
Ma jeunesse renaître et mon cœur refleurir,
Sois bénie à jamais ! J’aime, je puis mourir ;
J’ai vécu le meilleur et le plus beau des rêves !

Et vous qui me rendiez le matin de mes jours,
Qui d’un charme si doux m’enveloppez encore,
Vous pouvez m’oublier, ô chers yeux que j’adore,
Mais jusques au tombeau je vous verrai toujours[2].


Ses contemporains n’ont pas connu ces vers, trop personnels pour qu’il les confiât au public ; mais ils avaient remarqué un attendrissement tout nouveau dans le génie que l’on ne discutait plus. Leconte de Lisle s’étonnait devant Jules Breton que, à l’Académie et ailleurs, on lui parlât avec enthousiasme de l’enlèvement d’Europeia[3]. Et J. Breton de lui répondre qu’on admirait cette tendresse amoureuse, connue de ses intimes, mais qu’il révélait pleinement pour la première fois :« C’est vrai, répondit-il ; c’est que, voyez-vous, en vieillissant je m’attendris de plus en plus. Je revis mes émotions premières. Lorsqu’on dit que les vieillards retournent en enfance, c’est vrai, je le sens, et c’est bon[4] ». Le « great-old-man » pouvait dire cela sans que nul ne s’avisât de sourire, car son esprit gardait toute sa solidité, toute sa trempe ; il était simplement moins tranchant, moins mordant.

Le dernier terme de son évolution est un agrandissement ; Leconte de Lisle dépouille ses petitesses, notamment ses jalousies. On a voulu nous faire croire qu’il était envieux du succès des Trophées, lui qui avait fini par éprouver pour V. Hugo « la pitié suprême », et même quelque chose qui ressemble à de la piété litté-

  1. Poèmes Tragiques, pp. 117, 65, 91-92 ; Dornis, Essai, pp. 184-186, 190-195.
  2. Derniers Poèmes, p. 83 ; Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 340.
  3. R. D. D.-M., 15 mai 1894 ; Derniers Poèmes, p. 31.
  4. Jules Breton, Revue Bleue, 5 octobre 1895, p. 426.