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LA PERSISTANCE DU PARNASSE

note vraiment religieuse dans les œuvres de Leconte de Lisle, il faut faire ce qu’il disait à Jules Breton, remonter à ses émotions premières, et relire la page où il ressuscite sa jeunesse, son premier amour et ses pleurs de jeune homme : « Ô première larme de l’amour, comme une perle limpide Dieu te dépose au matin sur la jeunesse en fleur… Les jours heureux passeront pour ne plus revenir ; la femme aimée oubliera le nom de l’amant ; le monde emportera dans ses flots au tumulte stérile les débris du premier paradis ; la vieillesse glacera le sang des veines et courbera le front vers la tombe… Mais si tu baignes encore le cœur qui a aimé, ô chère larme, …la mort peut venir… Tu nous auras baptisés pour la vie éternelle[1] ».

Tels étaient les rêves de jeunesse où sa vieillesse aimait à venir chercher l’attendrissement, et cela nous explique ses derniers instants. Mme A. Daudet, en visite chez Mme Leconte de Lisle, voit entrer dans le salon le poète, en robe de chambre, attristé, affaissé, et pourtant toujours imposant : « Je me cache, — car je suis bien vieux, bien malade[2] ». Puis, c’est la mort qu’il sent venir ; il la réclamait, en vers, et maintenant qu’elle s’approche, il éprouve une horreur qu’il ne dissimule pas à ses amis[3]. Devant les simples confrères, il se raidit : « ce n’est pas mourir qui m’attriste, leur dit-il, c’est mourir lentement, et s’en aller par morceaux[4] ». Il finit comme il avait vécu, en grand poète ; après un déjeuner intime chez Mme G. Beer, où il n’y avait comme invités que lui et M. Henri de Régnier, le Maître ouvre un de ses volumes posé sur un guéridon du salon. D’une voix un peu tremblante il lit le poème Si l’Aurore :


J’ai goûté peu de joie, et j’ai l’âme assouvie
Des jours nouveaux non moins que des siècles anciens.
Dans le sable stérile où dorment tous les miens
Que ne puis-je finir le songe de ma vie !

Que ne puis-je, couché sous le chiendent amer,
Chair inerte, vouée au temps qui la dévore,
M’engloutir dans la nuit qui n’aura point d’aurore,
Au grondement immense et morne de la mer !


  1. Contes en Prose, p. 188. J’ai cité le reste de ce beau passage au chapitre sur les débuts du poète.
  2. Souvenirs autour d’un groupe littéraire, p. 199.
  3. Jules Breton, Un Peintre paysan, p. 194.
  4. Discours de Gaston Boissier aux obsèques, Le Temps du 22 juillet 1894.