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LA PERSISTANCE DU PARNASSE

ment plus intéressant que cette femme : — Cette appréciation, qui ne fut pas contestée, me frappa vivement. Je sortis sans mot dire, pour aller la méditer… Un tel mot demeure pour moi une précieuse expérience : je le tiens pour un de ces documents qui nous débrouillent les idées… Le problème qui fut solutionné pour moi, ce soir-là, c’est de savoir ce qu’ils valent comme esthètes…, les poètes qui préfèrent ce « héros » à cette « héroïne ». Je m’explique la misère de notre littérature récente : c’est goujaterie de l’âme[1] ».

Les écrivains politiques sont de terribles gens. Ils songent aux répercussions inattendues des théories esthétiques sur la criminalité, aux inconvénients qu’il y a parfois à s’insurger contre la tradition, et à fleureter avec les anarchistes ; alors ils frappent un peu fort. Les purs hommes de lettres sont plus indulgents, ou plus sceptiques : ils ne jettent pas l’anathème. Sully Prudhomme, courtois envers les personnes, se contente de défendre le vers parnassien contre la prose fuyante des esthètes, avec une conviction qui lui vaut de persistantes inimitiés[2]. Mais il ne faiblit pas : « ils me disent que j’ai l’oreille vieillie, gâtée par la musique des vieux rythmes, c’est possible ! Depuis vingt-cinq ans, dit-il à Huret, je me suis habitué à voir dans le Parnasse la consécration de la vieille versification : il m’a semblé que le Parnasse, en fait de législation poétique, avait apporté la loi[3] ». Son courage est récompensé : quand, après la mort de Mallarmé, Prince des poètes, Le Temps institue un plébiscite pour élire son successeur, M. Dorchain propose de nommer non pas un prince, mais des triumvirs, « pour livrer, sinon à la hache, du moins aux verges du licteur, tout poète coupable d’avoir attenté à la prosodie, à la syntaxe, ou à quelque vertu essentielle de notre génie et de notre langue » ; et il désigne Sully Prudhomme, Coppée, Heredia[4]. Ces deux derniers ne prennent ni la hache ni même les verges. Ils se contentent de sourire. La raillerie leur suffit, comme à France. Le subtil critique, qui ne cherche plus à mortifier Leconte de Lisle avec le Symbolisme, lance ses ironies à Moréas, en réponse à son manifeste : « Si j’osais, je vous désignerais un de vos précurseurs que vous négligez : c’est Lycophron. Il est ésotérique autant que possible, et suffisamment

  1. Amori et Dolori Sacrum, p. 239-240.
  2. Léon Vanoz, Revue Bleue du 23 mai 1903, p. 671 ; G. Brunet, Mercure de France, 15 juin 1923, p. 577.
  3. Enquête, p. 320.
  4. Le Temps du 19 octobre 1898.