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LI
INTRODUCTION

mettre sept francs cinquante des tranches de sa vie. Il est dégoûté par les commérages sur l’existence intime des gens de lettres ; un jour, au Club Théagogique, Tessier du Motet prétend devant lui que George Sand s’est donnée à un de ses amis pour cent sous, et, comme on lui demande s’il a une certitude, Tessier répond avec conviction : J’ai vu la pièce[1] ! En histoire littéraire, combien d’anecdotes égrillardes reposent sur des preuves de cette force. Et combien Leconte de Lisle a raison de ne pas vouloir frapper en médailles des indiscrétions sur les autres ou sur lui-même. De là le sonnet des Montreurs, et son horreur pour la plèbe carnassière : il entend par là, dit Calmettes, non la foule, ni le peuple, mais « le bas public littéraire[2] », qui accorde une grossière célébrité à ceux-là seuls qui exhibent devant lui leurs plaies saignantes ; pour lui, il refuse de leur livrer le secret de ses délices et de ses blessures[3]. Voilà ce qu’on appelle, à faux, son impassibilité. Theuriet, qui n’a pas très bien compris la doctrine de Leconte de Lisle, croit remarquer une contradiction entre ses théories sur l’impassibilité et ses vers tout pleins de passion[4]. Anatole France, qui, lui, a parfaitement compris, feint de ne pas comprendre, et, animé d’une sorte de rage contre son ancien maître, souffle ses rancîmes dans une ample période qui se gonfle peu à peu devant nous, et s’irise du jaune de la rancune, du rouge de la colère : « ce poète impersonnel, qui s’est appliqué avec un héroïque entêtement à rester absent de son œuvre, qui n’a jamais soufflé mot de lui-même et de ce qui l’entoure, qui a voulu taire son âme…, qui montre tour à tour, joyeux et fier de l’étrangeté de leur forme et de leur âme, Bhagavat, Cunaçépa, Neferou-ra, Angantyr…, le condor des Cordillières et le jaguar des Pampas…, et les requins de l’Atlantique, ce poète finalement ne peint que lui, ne montre que sa propre pensée, et, seul présent dans son œuvre, ne révèle sous toutes ces formes qu’une chose : l’âme de Leconte de Lisle[5] ». Ce morceau qui serait brillant s’il était vrai, n’est que divertissant parce qu’il est faux, ou plus exactement c’est de la vérité faussée par la haine. La vérité vraie c’est que Leconte de Lisle accomplit sa création littéraire avec

  1. Berthelot, Louis Ménard, p. 19.
  2. Cf. mon Histoire du Romantisme, II, 295.
  3. Calmettes, Leconte de Lisle, p. 174.
  4. Souvenirs, p. 246.
  5. La vie littéraire, I, 102-103 ; cf. Mendès, Rapport, p. 99.