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LII
HISTOIRE DU PARNASSE

toutes les forces qui le font vivre lui-même[1]. Seulement le difficile est d’expliquer comment il peut transformer sa chair et son sang en une matière artistique qui n’est plus lui, comment se fait un pareil changement de substance ; nul ne l’a compris ni ne l’a expliqué avec autant de profondeur que Brunetière étudiant ce problème : jusqu’à quel point le moi de Leconte de Lisle anime-t-il son lyrisme ? « Ni Le Manchy, ni L’illusion suprême, ni La Fontaine aux Lianes ne sont des poèmes de chair et de sang ; … le souvenir y est épuré par la distance ou par le temps de tout ce qui jadis a pu s’y mêler de physique. On ne sent point là palpiter l’égoïste regret des voluptés perdues. Le charme pénétrant est fait de sa diaphanéité même. C’est de la « sensibilité » ou de la « sensualité » purement intellectuelle[2] ». Si Brunetière a raison, voilà Leconte de Lisle revenu à l’art classique, à la création racinienne ? Or, Brunetière a raison : Leconte de Lisle s’est élevé peu à peu jusqu’à cette perfection de beauté par un effort d’épuration progressive, et voici le fait qui le prouve : à trente-cinq ans, le poète aime une charmeuse, et chante sa passion dans une pièce publiée en 1862, dans les premiers Poèmes Barbares, « Les deux Amours » : les strophes de passion alternent avec les stances de pureté adressées à la vierge idéale ; en 1884, il reprend la pièce qu’il avait rayée des Poèmes Barbares, et la reproduit dans les Poèmes Tragiques sous le titre d’Épiphanie, mais les strophes passionnées ont disparu, laissant fleurir uniquement les stances liliales[3]. Dé la chrysalide rouge se dégage un papillon blanc ; de la passion personnelle de Leconte de Lisle, il ne reste, dans l’œuvre achevée, que ce qui est humain.

Ce n’est donc pas le poète qui est impassible, mais souvent le lecteur reste froid faute de bien connaître les dessous d’un poème. Ainsi Guyau prétend que seuls les érudits sont capables de s’intéresser à une pièce comme Kaïn, qui ne peut exercer aucune influence sur la société[4]. L’auteur du sonnet des Montreurs accepterait ce reproche comme un éloge. Mais Guyau, qui croit les Poèmes postérieurs à la Légende des Siècles, commet une nouvelle erreur quand il critique l’effort du poète pour faire revivre les religions antiques :

  1. Cf. Paul Bourget, Essais de psychologie, II, 81, et Jules Lemaître, Contemporains, II, 7-8.
  2. Évolution de la poésie lyrique, II, 158-159.
  3. Dornis, Essai, p. 177-178.
  4. L’Art au point de vue sociologique, p. 263.