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AVANT LE PARNASSE

ses débuts, ou quand il écrit en simple prose, il est coloriste ; il peint avec des mots, et ainsi il peut tout rendre : « je me suis lancé à la conquête des adjectifs, dit-il à son gendre ; j’en ai déterré de charmants et même d’admirables, dont on ne pourra plus se passer. J’ai fourragé à pleines mains dans le xvie siècle… J’ai mis sur la palette du style tous les tons de l’aurore et toutes les nuances du couchant ; je vous ai rendu le rouge, déshonoré par les politiqueurs ; j’ai fait des poèmes en blanc majeur, et quand j’ai vu que le résultat était bon, que les écrivains de race se jetaient à ma suite, et que les professeurs aboyaient dans leurs chaires, j’ai formulé mon fameux axiome : Celui qu’une pensée, fût-ce la plus complexe, une vision, fût-ce la plus apocalyptique, surprend sans mots pour les réaliser, n’est pas un écrivain[1] ». Ce qu’il cherche, lui, c’est l’image, et l’image prolongée ; il révèle une partie de son secret dans une boutade entre amis : « Moi, je suis fort ; j’amène 357 sur la tête du Turc, et je fais des métaphores qui se suivent : Tout est là[2] ». Cette maîtrise du style, au service de quelle idée va-t-il la mettre ? Est-ce l’apôtre de la doctrine de l’art pour l’art[3] ? Écartons cette formule qui n’est pas claire. Gautier pense que l’art est sa propre fin ; qu’il ne faut pas y voir un générateur du bien, mais un instrument du beau ; que le beau n’a rien à voir avec la morale. Il dit à son confident habituel : « J’aurais décrit Sodome très volontiers, et la tour de Babel avec enthousiasme. Je ne travaille pas pour le prix Montyon, et mon cerveau fait du mieux qu’il peut son métier de chambre noire[4] ».

Ce culte exclusif du beau, de la forme, lui faisait-il sacrifier le fond ? On l’a cru, en vertu de quelques anecdotes mal comprises, où l’on n’a pas su découvrir une ironie pourtant très apparente : un jour, entrant au Moniteur, il y trouve son autre gendre, furieux : Qu’y a-t-il, demande Théo, très calme. — Il y a, répond Mendès, que cet animal de prote m’a fait faire un non-sens ; j’avais mis : « le roi du jour s’avance » ; il a imprimé le roi des ours. — Théo répète les deux formules, les scandant, les comparant comme beauté du son : « le roi du jour… le roi des ours… le roi du jour… Le prote a raison : le roi des ours fait mieux ». Et Théo passe, impassible en

  1. Bergerat, Th. Gautier, p. 117.1
  2. Journal des Goncourt, II, 196.
  3. Strowski, Revue des Cours, 13 juin 1912, p. 650.
  4. Bergerat, ibid., p. 129.