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HISTOIRE DU PARNASSE

Le christianisme ne dit rien à son imagination : tout au plus, sa raison admet-elle ce que Baudelaire appelait chez Théo « le sentiment d’universelle hiérarchie écrite du haut en bas de la nature à tous les degrés de l’infini[1] ». C’est plutôt froid, et cela explique en partie la mélancolie qui sort, comme une brume, du fond de cette poésie brillante à la surface : elle est faite des douleurs communes à toute vie d’homme, et qui gardent d’autant plus de force qu’on ne les laisse pas voir, ébranlement de l’âme qu’il appelle le glas intérieur :


Comme autrefois pâle et serein,
Je vis, du moins on peut le croire
Car sous ma redingote noire
J’ai boutonné mon noir chagrin.
Sans qu’un mot de mes lèvres sorte,
Ma peine en moi pleure tout bas ;
Et toujours sonne comme un glas
Cette phrase : ta mère est morte[2] !


Sa mélancolie est encore faite des déceptions du penseur et de l’artiste, chantées dans Ténèbres, cette symphonie en noir qui semblait prodigieuse à Baudelaire, parce qu’il y trouvait ses idées, et jusqu’à la splendeur métallique de ses Fleurs du Mal[3]. Il s’y mêlait encore les tristesses familiales de Gautier, la désolation que Mendès avait amenée dans sa vie[4], la mauvaise chance qui brusquement détruisait sa maison et le réduisait à habiter réellement une mansarde, cette mansarde qu’il décrit à la fin de ses Émaux, avec de tristes sourires, et des efforts vers la perfection vraiment surprenants[5]. Elle est belle, cette vie artistique de Gautier, attaquée, renversée par la gêne, et se relevant toujours vers la beauté ; elle est dramatique, cette poésie enchaînée par la prose de la vie, cette force qui résiste à toutes les déceptions, même à celle-ci : les Émaux lui ont rapporté deux cents francs[6] !

La générosité de ce cœur, la perfection de cet art se sont fondues en un seul chef-d’œuvre dont voici d’abord la première ébauche. Après avoir causé gaîment avec une américaine, Mrs Moulton,

  1. L’Art romantique, p. 188.
  2. Poésies, I, 203.
  3. Poésies, I, 190 ; Baudelaire, l’Art Romantique, p. 185.
  4. De Spœlberch, Lundis d’un Chercheur, p. 44.
  5. De Spœlberch, Histoire, II, 426 sqq.
  6. Journal des Goncourt, I, 185 ; Judith Gautier, Revue de Paris, Ier avril 1903, p. 622. Jules Breton, Un Peintre Paysan, p. 260.