Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/83

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
19
AVANT LE PARNASSE

Gautier se reproche d’avoir raillé une femme, de lui avoir dit qu’elle n’était qu’une blasée, et il lui offre son repentir sous la forme de ce sonnet :


Vos prunelles ont bu la lumière et la vie,
Telle une mer sans fond boit l’infini des cieux,
Et rien ne peut remplir l’abîme de vos yeux,
Où, comme en un lotus, dort votre âme assouvie.

Pour vous, plus de chimère ardemment poursuivie :
Quel que soit l’idéal, votre rêve vaut mieux,
Et vous avez surtout le blasement des Dieux,
Psyché, qu’Éros lui-même à grand peine eut ravie.

Votre satiété n’attend pas le banquet,
Et, connaissant la coupe où le monde s’énivre,
Dédaigneuse, à vos pieds, vous le regardez vivre,

Et vous apparaissez par un geste coquet
Rappelant Mnémosyne à son socle appuyée,
Comme le souvenir d’une sphère oubliée[1].


Ce n’est encore qu’une maquette, en 1866 ; mais le bon artiste se met aux retouches ; la glaise peu à peu précise ses contours[2]. Le corps a toujours l’attitude de la mère des Muses, mais l’expression du visage est devenue vivante comme celle d’une mortelle ; Gautier peut exposer au Parnasse Contemporain de 1869 la statue en marbre pur :


La satiété dort au fond de vos grands yeux,
En eux plus de désirs, plus d’amour, plus d’envie ;
Ils ont bu la lumière, ils ont tari la vie,
Comme une mer profonde où s’absorbent les cieux.

Sous leur bleu sombre on lit le vaste ennui des dieux,
Pour qui toute chimère est d’avance assouvie,
Et qui, sachant l’effet dont la cause est suivie,
Mélangent au présent l’avenir déjà vieux.

L’infini s’est fondu dans vos larges prunelles,
Et, devant ce miroir qui ne réfléchit rien,
L’Amour découragé s’asseoit, fermant ses ailes.

Vous cependant, avec un calme olympien,
Comme la Mnémosyne, à son socle accoudée,
Vous poursuivez, rêveuse, une impossible idée[3].


  1. Lux, Une Américaine à la cour de Napoléon III, dans la Revue Bleue, 1911, tome
    LXXXVIII, p. 446-447.
  2. De Spœlberch, Histoire, II, 391.
  3. Parnasse de 1869, p. 261 ; Poésies, II, 240.