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AVANT LE PARNASSE

au nom de l’art pour l’art[1] ; en même temps, il écrit à sa mère : « ce livre est immonde et inepte. J’ai montré, à ce sujet, que je possédais l’art de mentir. Il m’a écrit, pour me remercier, une lettre absolument ridicule. Elle prouve qu’un grand homme peut être un sot[2] ».

Baudelaire, à la réflexion, doit s’apercevoir qu’à montrer ainsi visage double, il ne fait de tort qu’à lui-même, car il se décide à lever le masque, dans une lettre du 14 avril 1864 au Figaro, à propos du banquet organisé officiellement pour l’anniversaire de Shakespeare, en réalité pour le lancement de William Shakespeare. Baudelaire attaque le livre et l’auteur, brutalement, « ce livre, comme tous ses livres plein de beautés et de bêtises,… ce poète, en qui Dieu, par un esprit de mystification impénétrable, a amalgamé la sottise et le génie ». Il n’épargne même pas le siècle de Hugo, « toutes les stupidités propres à ce xixe siècle où nous avons le fatigant bonheur de vivre[3] ». La lettre se termine ainsi : « conservez ma signature, si bon vous semble ; supprimez-la si vous jugez qu’elle n’a pas assez de valeur ». Le Figaro la remplace par trois étoiles, mystère assez vite percé. Baudelaire prétend qu’à partir de ce moment, « quelqu’un de la bande d’Hugo », pour venger le Maître, fait courir à Bruxelles le bruit qu’il est un simple mouchard, qu’il appartient à la police impériale[4] ! Du coup, sa fureur redouble[5]. Il finit par trouver contre Hugo une vengeance raffinée : il transforme ses relations avec Sainte-Beuve en une amitié tendre et filiale[6]. Son ingratitude envers Hugo est personnelle, et non littéraire : Théodore de Banville, dans sa préface aux Fleurs du Mal, affirme avec raison que Baudelaire ne doit rien à V. Hugo. S’il est redevable à quelqu’un, c’est assurément à Théophile Gautier. On connaît la dédicace des Fleurs, monument d’admiration totale, à peu près unique dans l’histoire des lettres : « au poète impeccable, au parfait magicien ès-lettres françaises, à mon très cher et très vénéré maître et ami Théophile Gautier, avec les sentiments de la plus profonde amitié, je dédie ces fleurs maladives ». Sous prétexte que cette

  1. Œuvres, III, 398.
  2. Revue de Paris, 15 octobre 1917, p. 774.
  3. Œuvres posthumes, p. 306-308 ; Cf. Crépet, Baudelaire, p. 379-380. Il y a là un rapprochement facile à faire.
  4. Lettres, p. 363, 365, 366, 368, 398.
  5. Lettres, p. 409-410, 469, 471, 505, 510.
  6. Lettres, p. 427 sqq.