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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/106

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ma sœur.

de château moyen âge : aussi, pendant cette période chevaleresque, ma sœur ne manqua-t-elle jamais de dater chacune de ses lettres du « château Palibino ». Tout au haut de la tour se trouvait une chambre, vide depuis si longtemps, que les marches branlantes de l’escalier fort raide qui y menait en étaient couvertes de moisissures : Aniouta la fit nettoyer et débarrasser des toiles d’araignées qui en couvraient les murs, y fit tendre de vieux tapis, y suspendit des armures qu’elle avait dénichées je ne sais où au grenier, et choisit ce réduit pour sa résidence particulière. Je la vois encore, mince et souple, étroitement serrée dans une robe blanche, deux lourdes nattes blondes lui retombant jusqu’à la ceinture, assise devant un métier, où elle brode en perles les armoiries du roi Mathias Corvin — celles de la famille ; elle regarde par la fenêtre sur la grand’route, pour voir s’il ne vient pas quelque chevalier.

« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? — Je ne vois que la terre qui poudroie et l’herbe qui verdoie… »

Au lieu de chevalier, c’est l’ispravnik, ou bien quelque employé de l’accise, ou encore des juifs venant acheter des bœufs ou de l’eau-de-vie, pas l’ombre d’un chevalier.

Lasse de cette vaine attente, ma sœur renonça au chevalier, et la période chevaleresque passa presque aussi vite qu’elle était venue.

Au moment où, d’une façon presque inconsciente, les romans de chevalerie commençaient à l’ennuyer,