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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/143

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sophie kovalewsky.

daient dans la pièce voisine qu’on leur donnât le signal, reçurent l’ordre de ne pas commencer.

Une demi-heure se passa. Les invités s’inquiétaient déjà. Enfin maman reparut. Son visage était rouge et troublé, mais elle cherchait à paraître calme, et souriait d’un air contraint. Aux questions empressées qu’on lui fit, elle répondit évasivement :

« Le général ne se sent pas très bien, et vous prie de l’excuser si le bal commence sans lui. »

Chacun comprit qu’il se passait quelque chose de pénible ; mais par convenance, personne n’insista. D’ailleurs on était bien aise de danser, puisque l’on s’était réuni et paré pour cela. Le bal commença donc,

En passant devant maman, au cours d’une figure de quadrille, Aniouta la regarda avec inquiétude, et lut dans ses yeux qu’il se passait quelque chose de grave. Profitant d’une minute de liberté entre deux danses, elle prit maman à part, et la pressa de lui dire ce qui arrivait.

« Qu’as-tu fait ! Tout est découvert ! Papa a lu la lettre que t’écrit Dostoiévsky, et a failli en mourir de honte et de désespoir », dit la pauvre maman retenant avec peine ses larmes.

Aniouta pâlit affreusement, mais maman continua :

« Je t’en prie, contiens-toi pour le moment. N’oublie pas que nous avons du monde, et qu’ils seraient tous ravis de faire des commérages sur notre compte ; va, et danse comme si de rien n’était. »

Ma mère et ma sœur continuèrent donc à danser jusqu’au matin, épouvantées toutes deux de l’orage