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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/145

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sophie kovalewsky.

furent aussitôt au courant de tout. Le valet de chambre de papa, Ilia, selon sa louable habitude, avait écouté toute la conversation de mon père et de ma sœur, et la transmit aux autres à sa façon. L’histoire ainsi augmentée, défigurée, se répandit dans tout le voisinage, et pendant longtemps on ne parla que de la conduite effroyable de la demoiselle de Palibino.

Peu à peu cependant la tempête se calma, et il se produisit dans notre famille un phénomène assez fréquent dans les familles russes : les enfants se chargèrent de refaire l’éducation de leurs parents. Ce fut d’abord le tour de ma mère. Au premier moment, comme elle le faisait toujours lorsqu’il s’élevait des difficultés entre le père et les enfants, elle avait pris le parti de celui-là contre ceux-ci. Tremblant de le voir tomber malade, elle s’indignait de ce qu’Aniouta pût affliger son père. Puis, voyant que ses raisonnements ne produisaient aucun effet, et qu’Aniouta continuait à se montrer triste et offensée, elle fut prise de pitié pour sa fille. Bientôt aussi elle eut la curiosité de connaître l’œuvre d’Aniouta ; puis vint un secret orgueil d’avoir une fille « auteur », et sa sympathie tourna enfin du côté d’Aniouta : mon père se sentit complètement abandonné.

Dans le premier feu de sa colère, il avait exigé de sa fille la promesse qu’elle n’écrirait plus ; il ne consentirait à lui pardonner qu’à cette condition. Aniouta refusa de faire une pareille promesse ; en conséquence, le père et la fille cessèrent de se parler : ma sœur ne paraissait même plus à diner, ma mère courait de