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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/159

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sophie kovalewsky.

chose, mais quoi ? Il y applique sa mémoire avec effort… Et soudain il se rappelle, et d’une façon si vivante, si palpable, avec un dégoût si révoltant pour tout son être, un fait arrivé il y a vingt ans, et qui lui paraît dater de la veille ! Pendant ces vingt années, pourtant, ce souvenir ne l’a jamais tourmenté.

Il se rappelle que, dans une nuit de débauche, excité par des camarades ivres, il a violé une enfant de dix ans…

À ces paroles, ma mère leva les bras au ciel.

« Miséricorde, Théodore Mikhaïlovitch, songez donc aux enfants ! » s’écria-t-elle d’une voix désespérée.

Je ne compris pas alors le sens des paroles de Dostoiévsky, mais, au mécontentement de maman, je devinais que cela devait être terrible.

Du reste maman et Théodore Mikhaïlovitch étaient vite devenus bons amis. Maman l’aimait beaucoup, bien qu’il lui causât parfois des ennuis.

Vers la fin de notre séjour à Pétersbourg, maman eut l’idée de donner une soirée d’adieu, et de réunir toutes les personnes de notre connaissance. Elle invita, naturellement, Dostoiévsky. Celui-ci refusa d’abord obstinément ; mais maman, pour son malheur, parvint à le décider.

Cette soirée fut absurde. Mes parents, vivant depuis dix ans à la campagne, n’avaient plus à Pétersbourg de société personnelle, de monde « à eux » ; ils n’avaient plus que de vieux amis, d’anciennes relations, que la vie avait dispersés de tous