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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/165

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sophie kovalewsky.

Il déclama ces mots avec une emphase extraordinaire. C’était ainsi chaque fois qu’il s’animait ; toute sa personne se crispait, et il semblait décocher ses paroles comme autant de flèches. L’effet fut considérable. Tous ces Allemands bien élevés se turent, fixant sur lui des yeux stupéfaits. Quelques secondes se passèrent avant que l’on eût bien saisi l’inconvenance de cette sortie, et que chacun se fût repris à parler pour en étouffer l’impression.

Dostoiévsky jeta encore un regard haineux et provocateur sur l’assemblée ; puis il se renfonça dans son coin et ne dit plus un mot jusqu’à la fin de la soirée.

Lorsqu’il revint chez nous quelque temps après, maman essaya de lui battre froid et de se montrer blessée ; mais sa bonté et l’extrême douceur de son caractère l’empêchaient de garder rancune, surtout à un homme comme Dostoiévsky, et bientôt ils furent amis comme par le passé.

En revanche les relations d’Aniouta et de Dostoiévsky semblèrent entrer dans une phase nouvelle à partir de cette soirée, et changèrent complètement. Dostoiévsky n’imposa plus à ma sœur ; celle-ci parut, au contraire, chercher toutes les occasions de le contredire et de le taquiner. Il répondait avec irritation et avait une façon de la chicaner sur toutes choses qu’il n’avait jamais montrée jusque-là. Il lui demandait compte de ses moindre actions, prenait en grippe les personnes auxquelles Aniouta témoignait quelque préférence. Ses visites n’étaient ni moins