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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/232

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aventures de voyage.

« Non, je ne puis vous voir pleurer ainsi, s’écria-t-il enfin ; je devine que vous voyagez seule pour la première fois, mais, mon Dieu ! vous n’allez pas chez des cannibales ; une jeune fille comme vous trouvera partout des amis et des protecteurs. »

Sophie, étonnée, leva la tête, et ses larmes se séchèrent aussitôt. Elle, qui cachait si soigneusement ses peines de cœur à ses amis les plus intimes, venait de se donner en spectacle à un étranger ! Elle fut soulagée en remarquant qu’il ne la connaissait pas. Dans le courant de la conversation qui s’engagea entre eux, elle comprit qu’il la prenait pour une petite institutrice, forcée d’aller gagner son pain dans quelque famille étrangère, et l’entretint dans cette idée, contente de garder l’incognito, s’amusant même d’une petite comédie qui lui apportait une distraction. Elle entra sans difficulté dans son rôle, s’identifia à la pauvre petite gouvernante, écouta, les yeux timidement baissés, les conseils et les encouragements de son compagnon de voyage. Telle était en elle la force de l’élément fantaisiste, que cette mystification l’amusa malgré sa profonde et réelle douleur. Sur la proposition de son compagnon de route, elle consentit même à s’arrêter, pour y passer deux jours, dans une ville qu’ils traversaient. Ils se séparèrent ensuite sans avoir même échangé leurs noms, ni s’être confié leurs situations sociales respectives.

Ce petit épisode caractérise Sophie et son goût pour l’expérimentation. L’étranger lui avait paru sympathique, elle lui avait su gré de la part amicale