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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/28

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premiers souvenirs.

je n’apprends jamais la fin. Mais les lambeaux de conversation qui pénètrent jusqu’à mon entendement s’y gravent en formes fantastiques, et y laissent pour la vie d’ineffaçables traces.

« Comment ne l’aurais-je pas aimée plus que les autres, ma petite colombe ! dit Niania — et je comprends qu’il est question de moi. — Ne l’ai-je pas pour ainsi dire élevée toute seule ? Personne n’y faisait aucune attention. Quand Aniouta nous est née, le papa, la maman, le grand-papa, les tantes, n’avaient d’yeux que pour elle, parce que c’était la première venue. On ne me donnait pas le temps de m’en occuper ; c’était l’un, c’était l’autre qui la prenait dans les bras. Mais pour Sonia quelle différence ! »

Ici Niania, dans ce récit fréquemment répété, baissait mystérieusement la voix, ce qui m’obligeait à dresser d’autant plus l’oreille.

« Elle n’est pas née à propos, ma petite colombe, voilà la vérité ! continue Niania à voix basse. Presque à la veille de sa naissance notre Barine avait fait de grosses pertes de jeu au Club anglais, si grosses, qu’il fallut engager les diamants de Madame. Était-ce le moment de se réjouir de la naissance d’une fille ? d’autant que tous les deux désiraient un garçon. Le Barine me disait sans cesse : « Tu verras, Niania, que ce sera un fils… ». Tout était préparé pour un garçon : une croix de baptême avec un crucifix, un bonnet avec des rubans bleus… Et puis, voilà encore une fille !

« Madame en eut tant de chagrin qu’elle ne voulut